22.

12 3 0
                                    

- Après la mort d'Andy, j'ai été malade. Au début, j'ai cru que je me faisais des idées. Tu sais, comme quand tu croises quelqu'un qui a la grippe et que deux heures après, t'es persuadé de l'avoir toi aussi ; ou bien quand on t'énumère les symptômes d'une terrible maladie et qu'en réfléchissant un peu, tu les as tous. Je me suis dit que c'était ça, que je me montais le bourrichon à cause d'Andy, parce que je l'avais vu succomber à une infection. Ou bien je me disais que c'était à cause de mon alimentation, ou de la déshydratation, ou de je sais pas quoi.
  » Ça a commencé par des frissons. Ensuite, des suées. Et enfin, des cauchemars et des hallucinations... À tel point que j'arrivais plus à faire la différence entre la réalité et mes visions. J'avais l'impression de devenir dingue. Je voyais des bestioles géantes partout. Parfois elles causaient. Et puis les dépouilles de mes sœurs, à moitié décomposées, que je voyais déambuler tranquillement dans la maison. Par moments, dans un coin de la pièce, je croyais voir Andy, assis dans son fauteuil. On discutait pendant des heures. Et puis, tout à coup, je tournais la tête et il avait disparu.

  » J'étais continuellement pris de vertiges, je vomissais, je perdais connaissance, j'arrivais plus à me lever. Tout ce que je pouvais avaler, c'étaient quelques gorgées d'eau de la bouteille que je gardais près du canapé. J'avais du mal à déglutir, comme si quelqu'un m'étranglait. C'était horrible. J'avais des kystes aussi gros que des balles de tennis dans le cou. J'sais pas combien de temps je suis resté dans cet état-là. Aujourd'hui encore, il m'arrive de faire des rechutes, des petits détours par Barjoland. Ça tient sans doute au fait d'avoir été mordu par des adultes. J'imagine qu'ils m'ont refilé la maladie et que mon organisme la combat. Enfin, j'suis pas médecin. Y me manque quelques années d'études pour ça. Même si je l'étais... Bah, au fond, personne ne sait comment marche la maladie...

  » Mais tu sais quoi ? Parfois, c'est comme si les adultes me parlaient et comme si une sorte de sixième sens me permettrait de les repérer. C'est pour ça que j'arrive assez bien à les chasser. Je sais où ils sont. Ces derniers jours, ces dernières semaines, c'est devenu de plus en plus fort. Quand la meute a attaqué la ferme, je les entendais bourdonner. Comme un nuage de sauterelles qui aurait envahi mon crâne. Mais je suis à moitié dingue, donc ça veut sûrement rien dire. Les gamins, par ici, ils pensent que je suis le croque-mitaine, un monstre, et si ça se trouve, ils ont pas complètement tort. J'ai dix-sept ans, maintenant. Je suis l'un des leurs autant que je suis un enfant.
  » Mais la fois où j'ai été le plus fou, c'était pendant ma première fièvre. J'avais perdu le contact avec le monde réel, et le pire, c'était que je trouvais ça plutôt cool. C'était pas désagréable de se laisser dériver dans une dimension parallèle et d'oublier tous les drames de ce bas monde. Je crois même que ça m'aurait pas déplu de devenir fou pour de bon, de vivre parmi les bestioles qui parlent et parmi les morts.

  » Mais mon organisme en a décidé autrement. Il s'est débattu, il a sué, il a drainé... jusqu'à évacuer le mal. Mon système immunitaire a mis les bouchées doubles. La fièvre a fini par tomber et j'ai repris pied avec la réalité. Apparemment, c'était pas encore ce coup-ci que j'allais y passer, même si je puais autant qu'un cadavre abandonné en plein soleil. Mes fringues étaient immondes, comme incrustées de lymphe, de sueur séchée et de j'sais pas quoi d'autre. Elles collaient à mes plaies. J'étais incapable de me tenir propre. Pire qu'une bête. D'une faiblesse à faire peur. Et j'avais presque plus rien à manger. Fallait que je me refasse. Que je trouve de l'aide. Bref, il fallait que je trouve d'autres enfants. Seul, c'était la mort assurée.
  » C'est alors que je me suis regardé dans le miroir - le miroir de notre salle de bains, que les vandales avaient brisé. Je sais pas si c'était l'effet de la fièvre, dont je continuais à souffrir, mais j'ai eu l'impression que c'était moi, ma laideur, qui avait fendu le miroir, comme dans les dessins animés. J'avais peur, si je sortais dans la rue avec cette tronche, que n'importe quel gamin me prenne pour un adulte.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant