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Aone se rappela la réserve secrète d'alcool que Nishinoya avait découvert dans le sous-sol du club de Tokyo. Sauf qu'ici les étagères ne débordaient pas d'alcool, mais de nourriture. Des rangs et des rangs de boîtes, de bocaux, de bouteilles, de canettes et d'emballages en plastique, tous frappés de la même étiquette : RATIONS D'URGENCE, en lettrage noir sur fond blanc, accompagné de la date de péremption, de la liste des ingrédients ainsi que de divers labels et autres avertissements légaux. Des fruits, des légumes, du riz, des pâtes en sauce, des boulettes de viande, du jambonneau, des nouilles chinoises, du lait concentré, du lait longue conservation, des jus de fruits, des biscuits. Tout ce que l'on pouvait imaginer en matière d'épicerie se trouvait là. Impeccablement rangé.

- Trois camions ont débarqué un matin, dit Amélia. Des hommes équipés de masques à gaz ont déchargé la nourriture et l'ont entreposée sur ces étagères selon mes instructions. J'ai signé un reçu. Ils sont partis et c'était terminé. Aucune question. Juste l'exécution des ordres. Depuis, nous vivons sur ce stock, auquel il faut ajouter les fruits et les légumes frais que nous cultivons. Bien entendu, nous élevons également quelques volailles, poulets, canards et pigeons.

Parcourant les étagères du regard, Aone se rappela à quel point nourriture et pouvoir étaient liés dans ce nouveau monde. Posséder l'un revenait à posséder l'autre. Il se remémora l'entrepôt de Mad Matt, près de la cathédrale Saint-Paul. Que s'était-il passé quand il avait été épuisé ? Qui donc était capable de cultiver assez nourriture pour assurer la subsistance de tous ?

- Vous devez nous dire ce que vous avez appris, Amélia. Y a-t-il un espoir ? demanda-t-il.

- C'est vous, l'espoir, Aone, répondit-elle en lui agrippant le bras d'une main maigre et noueuse. Vous, les enfants. Vous n'êtes pas infectés. Ça au moins, on le sait. Vous êtes comme nous, les vieux, vous êtes immunisés.

- Pourquoi ? demanda Lev. Pourquoi on est pas infectés ?

- Retournons là-haut, vous voulez bien ? dit Amélia d'une voix fragile et chevrotante. Je commence à être fatiguée. J'ai besoin de m'asseoir.

Ils remontèrent dans la pièce de devant. Amélia mit quelque temps à retrouver son souffle, mais elle était forte. Aone voyait bien qu'elle tenait plus que tout à leur transmettre ce qu'elle savait.

- Vous êtes nés après que l'infection s'est propagée sur la terre, expliqua-t-elle une fois installée. Imaginez des spores. Vous avez vu un champignon exploser et envoyer un petit nuage dans les airs ? C'est ça, des spores. Comme de tout petits, tout petits grains de poussière. Pouf ! C'est toi qui me l'a rappelé tout à l'heure, dit-elle en levant les yeux vers Kanji, trop occupé à nettoyer le sang séché qui maculait la lame de sa hache pour l'écouter.

- Hein ? dit-il en la regardant d'un œil vide.

- Quand tu as tapé sur l'accoudoir du fauteuil.

- Qu'est-ce que j'ai encore fait ?

- Rien de mal, je te rassure. Mais refais-le.

- Quoi ?

- Tape sur le fauteuil, répondit Amélia en mimant le geste.

Kanji s'exécuta. Il abattit le plat de sa main sur le bras du fauteuil. Un nuage de poussière s'envola, visible dans les rais de lumière qui filtraient par la fenêtre.

- Là, dit Amélia, vous voyez ? Pourtant, sans cette lumière rasante, on ne verrait rien du tout. C'est exactement ce qui se passe quand un champignon essaime ses spores. Ils se répandent dans l'atmosphère, prêts à être transportés par les vents, les animaux ou même les gens. Depuis les hautes sphères du ciel jusqu'aux profondeurs des lacs et des fleuves. Nous estimons que la maladie s'est propagée de manière similaire. Ça a dû être très rapide. Et sans que personne s'en aperçoive.
» L'agent pathogène a dû apparaître dans un endroit isolé. Ensuite, un incident s'est produit, quelque chose qui l'a fait sortir de son milieu d'origine et qui l'a propagé dans le vaste monde. Il s'est en quelque sorte échappé de l'endroit où il était confiné jusqu'ici et a été transporté dans des endroits plus peuplés, où il a pu incuber en toute discrétion. Jusqu'à ce que pouf ! comme des spores dans le vent, il se propage. Quiconque a été infecté s'est ainsi mué en porteur de la maladie et l'a répandue partout autour de lui.

- Et tout ça se serait passé avant notre naissance ? dit Aone.

- C'est la seule explication possible, dit Amélia avant de se tourner vers la fenêtre et de laisser son regard se perdre au loin.

Après un silence, elle reprit :

- Le monde moderne... Quelle folie ! Sur terre, sur l'eau, dans les airs, partout des voies de communication nous reliaient les uns aux autres. Sans le savoir, nous avons fait le travail de la maladie... Elle s'est répandue sur la planète jusqu'à ce que presque tout le monde en soit porteur. Et puis, il y a environ vingt ans, elle a cessé de se propager et a commencé à se déclarer. Si bien que tous ceux qui sont nés après cette première infestation étaient épargnés. C'est vous, mes enfants. Vous êtes sauvés de la maladie. Ma crainte, cependant, est qu'une fois qu'elle aura atteint un certain stade, la maladie se répande de nouveau. Pouf ! Les spores reprendront la voie des airs pour se propager de nouveau.

- Ils se rassemblent, dit Trio.

- Qui donc, ma chérie ?

- Les crevards, les adultes malades, ils se rassemblent. Ils se regroupent.

- Peut-être se préparent-ils en vue de l'étape finale, dit Amélia. Mais je ne sais pas. Il y a tant d'aspects de cette maladie que je ne connaîtrai jamais.

Elle commençait à se fatiguer. Cela se voyait. Tout son corps se ratatinait sur lui-même. De légers bâillements qu'elle tentait en vain de cacher derrière sa main lui sortaient irrépressiblement de la bouche, et sa tête avait une fâcheuse tendance à tomber en avant.

- Amérique du Sud, dit Trey. C'est de là qu'elle vient. De la forêt amazonienne, du grand vert.

Amélia sembla subitement retrouver tous ses esprits.

- Tu es sûr de ça ?

- Oui. Nos parents en ont été les propagateurs. Ceux qui, les premiers, ont fait sortir l'agent pathogène de la jungle et l'ont exposé au vaste monde.

- Je savais bien que vous étiez spéciaux, dit Amélia, des éclairs dans les yeux. Décidément, il faut que nous ayons une longue discussion.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant