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- Qu'est-ce qu'il y avait dans la voiture ?

- Les corps de deux jeunes enfants, répondit Sakusa. Enlacés sur la banquette arrière. Ils étaient morts depuis un moment et étaient entièrement recouverts d'une sorte de mousse verte et orange. Ils étaient limite incrustés dans les sièges.
» Henry a laissé tomber la clé et a tourné les talons. Cinq mètres plus loin, il s'est assis par terre et s'est recroquevillé. Personne ne voulait entrer dans la voiture, alors je me suis proposé. Après tout, c'était censé être mon expédition. C'était à moi de forcer l'entrée du supermarché. J'ai ramassé la clé et ouvert la porte. La puanteur qui s'est échappé de la voiture était si violente que Susannah s'est pliée en deux pour dégobiller tripes et boyaux. J'ai pris place au volant, en essayant de ne penser à rien d'autre. J'ai bouclé ma ceinture, tourné la clé et le moteur a aussitôt démarré. Au quart de tour.

» L'été précédent, alors qu'on était en vacances dans la famille, un de mes oncles m'avait donné des leçons de conduite. Trop cool. On allait dans la campagne et il me laissait le volant. Très vite, j'ai su démarrer et rouler à peu près droit. Et puis c'était pas comme si j'allais conduire la Focus à l'autre bout du pays. L'objectif était juste de la lancer contre la vitrine. Sans la présence des corps dans la voiture, j'y aurais sans doute réfléchi à deux fois, tant la cascade était risquée, mais, là, je ne pensais à rien, j'agissais comme un automate. « Coup d'œil dans les rétros, clignotant, passer la première », exactement comme on me l'avait appris.
» En regardant dans le rétroviseur intérieur, j'ai aperçu les deux cadavres, à l'arrière. Ils étaient noircis, leurs lèvres retroussées exposaient les dents, comme s'ils riaient.

» J'ai vite détourné les yeux. Après tout, qu'est-ce qui m'obligeait à vérifier les rétros et à mettre mon clignotant ? Rien, vu que j'étais sur le point d'enfreindre toutes les règles. J'ai donc démarré, traversé un bout de parking et dirigé la voiture vers l'entrée du magasin. C'était sur-réaliste. J'avais l'impression d'être un père de famille avec ses deux rejetons.
» Une famille de mannequins de crash-test.
» Dès que j'ai vu l'entrée du magasin se dessiner devant mon capot, j'ai accéléré. Pas trop - je ne voulais pas me suicider -, juste assez pour briser la vitrine. Ça semblait complètement fou. J'étais sur le point de casser un Konbini avec une voiture bélier. J'avais aucune idée de ce qui allait se passer. Si on avait été dans un film, la voiture aurait probablement explosé...
» Au dernier moment, j'ai donné un nouveau coup d'accélérateur, crié comme un gamin en haut du grand huit et jeté la voiture contre la vitrine. Tout est passé si vite que je n'ai pas compris ce qui m'arrivait. Pour tout te dire, j'ai cru que j'étais mort. Je voyais plus rien, j'entendais plus rien, je sentais plus rien. Je crois bien que j'ai momentanément perdu connaissance.

» Je me rappelais l'impact, mais pas la sensation du choc. J'avais le souvenir d'un grand boum, suivi d'un énorme bruit de verre brisé. Le souvenir d'un gros truc blanc qui me saute au visage. Le souvenir d'être violemment repoussé dans mon siège et de mon crâne qui se fracasse contre l'appui-tête. Le souvenir des deux corps qui se trouvaient à l'arrière projetés à travers le pare-brise et qui se répandent sur le capot.
» C'était comme quand on redémarre un ordinateur. Ça se passe par étapes. D'abord, j'ai retrouvé la vue. Y avait de la fumée et des éclats de verre partout. Ensuite, j'ai commencé à entendre les bruits. Des chuintements, un goutte-à-goutte, des cliquetis métalliques ainsi qu'un sifflement aigu à l'intérieur de ma tête. J'avais mal au visage. J'étais éraflé de partout, et ça me lançait à chaque battement de cœur, comme si on me donnait des coups de marteau sur la tronche.

» J'étais affalé sur l'airbag, la voiture emboutie contre les caisses, à l'intérieur du magasin. Sur le capot, une nuée d'asticot se tortillaient entre des lambeaux de chair pourrie, dessinant une forme d'entonnoir, comme si la voiture avait vomi une matière putride par son pare-brise éventré.
» Ensuite, j'ai entendu des voix. « Ça va ? T'es encore là ? Ouah, c'était ouf ! » « Toute la vitrine a juste explosé... » « On se serait crus dans un film. »
» Ils m'ont aidé à m'extraire de l'habitacle et je me suis traîné jusqu'aux rayons du magasin. Beaucoup d'entre eux étaient vides, les supermarchés ayant été parmi les premiers endroits à être pillés au début de l'épidémie. Par chance, il restait encore quelques trucs à manger : des sardines en boîte, des nattō, quelques boîtes de préparation pour gâteaux... et puis, dans une réserves, on a trouvé de l'eau et des paquets de pâtes et de riz. Plus des kilos de bonbons et de chocolat. Bref, de quoi tenir deux ou trois semaines. Ensuite ? Je te le donne en mille. On s'est barricadés dans la réserve et on a causé.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant