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Ils étaient tous entassés dans la grange principale où les autres enfants n'avaient pas encore mis les pieds. Natsu les observait du coin de l'œil, à la lueur du feu qui brûlait dans l'âtre. Ils jetaient fiévreusement des regards apeurés autour d'eux tandis que, dehors, résonnaient les bruits des adultes envahissant la ferme.

- Ils s'arrêteront pas, dit Louisa. Pourquoi il s'arrêteraient ? Ils vont poursuivre leur chemin. Continuer leur transhumance. Ils s'intéressent pas à nous. Pourquoi ils s'arrêteraient ?

- Pourquoi ils s'arrêteraient ? répéta Harry d'un ton moqueur.

- Ils vont s'arrêter, dit Daniel. Ils s'arrêtent toujours.

- Mais pourquoi ? s'exclama Louisa d'une voix plaintive.

- Parce qu'on est là, répondit Daniel, fataliste. Parce qu'ils ont trouvé de la bouffe. T'as vu combien y sont ? Il en faut, pour nourrir une armée pareille ! Qu'est-ce qu'ils ont mangé jusqu'ici ? Je te le dis, ils vont s'arrêter.

- Non, dit Louisa. Ils s'arrêteront pas.

- T'es au courant qu'il suffit pas de dire quelque chose pour que ça se réalise, dit Harry. Décidément, t'es vraiment débile, Louisa.

- Y s'arrêteront pas ! insista-t-elle.

Comme pour apporter un démenti formel à cette affirmation, un coup violent résonna contre la façade métallique de la grange. Puis un autre. Et puis un troisième, suffisamment puissant pour laisser une bosse dans la paroi.

- Ils se sont arrêtés, dit Daniel. On est morts.

Scarface s'approcha d'une échelle qui permettait d'accéder à l'ouverture au toit. Après avoir rapidement escaladé les barreaux, il disparut. Natsu était déjà montée là-haut, une fois, pour voir. L'extrémité supérieure de l'échelle était attachée à une grosse poutre du haut de laquelle on avait une vue générale de la ferme. Le toit lui-même était trop branlant pour qu'on s'y risque.

- Ras le bol de ce truc. Faut que je voie ce qui se passe, dit Sonya en grimpant à la suite de Scarface.

- Y a de la place que pour un, cria Natsu dans son dos, en vain.

- Ils vont forcer l'entrée et ils nous tueront, murmura Daniel d'une voix rauque. Ils sont beaucoup trop nombreux.

- Ils sont beaucoup trop nombreux.

- Reconnais-le, Harry : t'as la trouille.

- La ferme, répondit ce dernier. T'es vraiment déprimant, Daniel, tu sais ça ?

Harry devait pousser sa voix pour se faire entendre par-dessus le vacarme des centaines de mains qui cognaient contre les parois métalliques de la grange. Et plus elles cognaient, plus il y avait de bosses. Dans chaque interstice, dans chaque fissure, Natsu entendait les crevards renifler. Elle aurait aimé ne pas les avoir regardés alors qu'ils prenaient d'assaut la ferme. Ça les rendait trop réels. Ça aurait sans doute été plus supportable si elle n'avait pas pu se les représenter. Elle aurait pu faire comme s'ils n'étaient pas si affreux. Souffreteux, repoussants, loqueteux, mais pas effrayants. Les battements auraient pu être confondus avec la pluie, ou de la grêle. Les mouvements dehors ? Les grognements et les gémissements ? Un troupeau de vaches qui se serait échappé. Ou des chevaux. Ou...

Tous sauf des adultes malades et nécrosés. S'ils parvenaient à entrer, ils la tueraient comme ils avaient tué son frère et tant de ses compagnons. Elle priait pour que Scarface redescende vite. Elle se sentait en danger, sans lui. Ces enfants n'étaient d'aucune aide. Tout ce qu'ils savaient faire, c'était se chamailler. Daniel était trop terrorisée pour tenter quoi que ce soit. Il tournait comme un lion en cage, d'un bout à l'autre de la pièce, en tendant l'oreille, en levant les yeux au ciel, en se murmurant des choses à lui-même. Il pleurait sans discontinuer et se frappait la poitrine à coups de poing. Harry n'arrêtait pas de critiquer Louisa. Il la traitait d'idiote et elle l'engueulait à qui mieux mieux. De temps à autre, il abandonnait son souffre-douleur et filait à l'endroit où les bruits étaient le plus fort et frappait la paroi avec son gourdin en insultant les adultes qui se trouvaient de l'autre côté.

Ça ne faisait aucune différence. Rien ne faisait de différence. Les adultes continuaient de cogner - tellement fort que Natsu n'arrivait pas à réfléchir - et poussaient de toutes leurs forces, tant et si bien que les murs commençaient à se gondoler de façon inquiétante.
Mentalement, Natsu se représentait la grange comme une métaphore de sa propre tête. Les coups des adultes l'affectaient autant que s'ils l'avaient frappée directement. Elle voulait que ça s'arrête. Elle voulait que tout s'arrête.
Des raclements et des grincements métalliques se firent entendre près de la porte.
Louisa poussa un cri.
En partie basse, la paroi était si profondément enfoncée que les adultes pouvaient glisser leurs mains à l'intérieur. Natsu voyait leurs doigts tâtonner sur le sol de béton, agripper les bords de métal tordu. Harry ruait comme un diable pour écraser les mains sous son talons. Louisa accourut pour l'aider, armée de sa courte lance, avec laquelle elle piquait frénétiquement en injuriant les adultes. Le visage blême, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte, elle se tourna vers Daniel.

- Ça te dérangerait pas de nous aider ?

- Oui, oui, pardon, répondit l'intéressé en se portant au côté de Harry pour piétiner les mains qui passaient sous le mur.

Malgré leurs efforts, le trou s'agrandissait à mesure que les adultes tiraient sur la plaque de métal. Une mère passa la tête dans l'ouverture. Tel un serpent, elle sortit sa langue pour appréhender son environnement, puis elle se mit à se lécher goulûment le sol, ses lèvres retroussées révélant des gencives violettes. Harry lui envoya un coup de pied à la tempe, puis un second. La mère se retira vivement, mais deux autres têtes ne tardèrent pas à la remplacer.
Tandis qu'ils les rouaient de coups de pied, un énorme boum retentit contre le mur, juste à côté d'eux. Tellement énorme qu'un pan entier se courba. Natsu pivota pour évaluer les dégâts et... elle eut un choc. Ils n'étaient pas seuls dans la grange. Alors qu'ils se focalisaient sur le trou à la base du mur, des adultes étaient parvenus à entrer par un autre accès. Dans le demi-jour, elle n'aurait su dire combien ils étaient, mais, la panique aidant, ils lui semblaient remplir tout l'espace. Elle les avait vus juste à temps. Alertés par le cri qu'elle avait poussé, les trois autres firent volte-face pour se défendre.

Hélas ! Faute de place pour pouvoir se servir efficacement de leurs armes, ils ne faisaient que tenir l'ennemi à distance. Ils étaient littéralement dos au mur. Se cramponnant à sa masse d'arme, Natsu courut se cacher derrière Harry et pria pour ne pas avoir à se battre. Un cri perçant lui vrilla les tympans. Elle mit quelques instants à comprendre qu'il sortait de sa propre gorge. Un cri inextinguible.

- Tu veux bien la boucler ? grogna Harry.

Natsu luttait pour se contrôler. Mais les hurlements enflaient en elle, s'accumulaient, ne demandant qu'à jaillir hors de sa bouche. Dans le confinement de la grange, la puanteur des adultes était encore plus terrible. Ils étaient brûlants, moites, dégoulinants comme un sac-poubelle oublié.
Finalement, n'y tenant plus, elle ouvrit grand la bouche pour crier, mais le bruit fut entièrement absorbé par une déflagration de tous les diables, accompagnés par un éclair qui creva la pénombre.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant