ENEMY Tome 4 : Les proies

9.

La chasse fut meilleure le lendemain. À peine avaient-ils quitté la ferme qu'ils découvrirent deux gros garennes, pris au piège. Quelques instants plus tard, dans un champ, ils croisèrent un épouvantail qui alla échouer sur l'ossuaire, en pâture pour les chiens. Ensuite, Scarface flaira une piste et se mit en chasse. Le soleil n'était pas encore à son zénith qu'ils avaient déniché leur proie, cachée dans une maison. Mais ils ne s'arrêtèrent pas en si bon chemin, Scarface ayant tôt fait de flairer une nouvelle piste qui les mena dans une petite bourgade huppée où les maisons disparaissaient dans les arbres et où de luxueuses voitures s'alignaient le long des trottoirs.
Après qu'il se fut occupé des crevards qui se trouvaient dans ce site résidentiel, Natsu et lui rebroussèrent chemin et prirent la direction de la maison. Ils étaient pratiquement arrivés lorsque, tout à coup, Scarface parut tout émoustillé. Il avait remarqué quelque chose. Il se mit à faire les cent pas en observant consciencieusement le sol de son bon œil. De temps à autre, il s'arrêtait, basculait la tête en arrière, reniflait l'air, puis redémarrait aussi sec, non pas vers la ferme, mais dans la direction d'où ils venaient.

Natsu aurait voulu lui dire que ça suffisait pour aujourd'hui, mais elle savait que ses mots seraient vains, aussi se contenta-t-elle de lui coller au train, les yeux fixés sur son gros sac à dos qui rebondissait à chacun de ses pas.
Au bout d'un moment, il changea soudain de direction et entra dans un grand parc, dont ils descendirent au pas de course l'allée principale, flanquée d'arbres impeccablement alignés. Un peu plus loin, le chemin s'arrêtait. D'un côté, il y avait une colline au sommet de laquelle s'élevait la statue d'un homme à cheval ; de l'autre, le grand château qu'elle avait plusieurs fois aperçu au loin. Trois enfants détalaient dans l'allée menant au château.
Scarface sortit ses jumelles et les observa un moment. Puis il poussa une sorte de grognement désappointé. Grumpf.
Tournant la tête, ils s'aperçurent qu'un duo d'épouvantails était apparu au pied de la statue, plantés là comme s'ils avaient voulu concurrencer la figure de bronze. Très vite, d'autres de leurs congénères les rejoignirent au sommet de la butte. Natsu espérait que Scarface n'avait pas l'intention de les attaquer. Chasser des adultes isolés en les prenant par surprise pendant leur sommeil ou en les approchant en silence par-derrière était une chose, se lancer à l'assaut d'un groupe comme celui-ci en était une autre. D'autant que, vu leur position, ils les verraient arriver de loin.

- Allez, dit-elle, rentrons à la maison. Tu peux pas tous les tuer. Pas aujourd'hui.

Pour toute réponse, Scarface flaira l'air, puis leva de nouveau ses jumelles pour étudier les adultes qui descendaient la colline vers le début de l'allée.

- Allons-nous-en, dit Natsu. La journée a été bonne.

Scarface réfléchit un moment, puis il baissa ses jumelles et fonça vers la colline, accélérant l'allure jusqu'au pas de charge. Durant une fraction de seconde, Natsu caressa l'idée de tourner les talons et de s'enfuir dans la direction opposée, vers les enfants, vers le château. Elle serait en sécurité, là-bas. Elle serait avec d'autres enfants.
Pourtant, elle n'en fit rien, trop terrorisée pour tenter sa chance seule, trop terrorisée pour quitter Scarface. Au contraire, elle courut pour le rattraper, tel un gentil toutou collant aux basques de son maître.

Au final, le fait que les adultes voient Scarface arriver ne changeait rien à l'affaire. Bien sûr, face à la menace, ils essayaient de se préparer, certains allant au-devant de lui en trébuchant de plus belle, mais Scarface était trop rapide pour eux. Armé de ses deux couteaux, il les tailladait en passant, puis s'arrêtait, faisait demi-tour et les plantait de nouveau. Natsu ne voulait pas voir, mais comment aurait-elle pu fermer les yeux alors qu'elle courait ? Elle priait juste pour qu'il en ait vite terminé. Le groupe d'adultes était anéanti. Des membres gisaient sur le sol, baignant dans le sang. Pour autant, Scarface continua de gravir la pente, se jetant sur les deux épouvantails qu'il tailla rapidement en pièces. Seule sa silhouette se détachait au sommet du monticule, à côté de la statue, dont la base imitait un empilement de rochers. De plus près, Natsu vit qu'elle représentait une sorte d'empereur.
Forçant sur ses jambes, elle parcourut les derniers mètres et rejoignit Scarface.

- Arrache-gueule, dit-elle d'un ton impétueux. Serait-il possible de rentrer à la maison, maintenant ?

Joignant le geste à la parole, elle le tira par la manche. En vain. Il était de nouveau concentré sur ses jumelles. Ce qu'il y voyait lui arracha un nouveau « grumpf ». Mais c'était quoi, hein, espèce de vieux croûton grincheux ?

- Qu'est-ce que tu vois ? demanda-t-elle en pivotant et en portant son regard au loin.

C'était comme si tous les trois - elle, Scarface et l'empereur sur son cheval vert-de-gris - regardaient dans la même direction.
Le flanc de la colline était couvert d'une longue étendue d'herbe au-delà de laquelle s'étendaient des bois et des champs parsemés de routes, de haies et de rares constructions. Au loin, à la limite du champ de vision de Natsu, une masse noire avançait à la manière d'une ombre recouvrant lentement la terre, l'avalant, comme un nuage masque le soleil.

- C'est quoi ? demanda-t-elle. C'est quoi, ça ?

En guise de réponse, Scarface lui tendit les jumelles. Natsu les plaça devant ses yeux puis ajusta la molette jusqu'à ce que l'image soit nette.
Il lui fallut quelques secondes pour interpréter ce qu'elle voyait, pour comprendre à quoi correspondait cette énorme... chose mouvante, aux contours indéfinis.
Non. Pas une chose. Plein de choses. Des gens... des femmes, des hommes, des mères et des pères, des adultes. Une armée d'adultes, marchant dans leur direction, envahissant peu à peu la terre. Il devait y en avoir des centaines. Elle fronça le nez. Elle pouvait presque sentir l'odeur de cette foule.
Quelle horreur ce devait être !
C'est alors qu'elle comprit.

- Ils se dirigent vers la ferme !