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C'était idiot. Un combat stupide. Quand tout allait déjà très mal, pourquoi les enfants voulaient encore plus se battre ? Et pas seulement les garçons. Les filles, aussi. N'y avait-il pas assez de malheur dans le monde ?
Natsu était assise tout en haut de la tribune principale, derrière les enfants du clan Himeji, aussi loin que possible des bagarres. Elle avait bien aimé les courses de chevaux, à part les épisodes de triche et de pugilat, bien sûr. En revanche, elle avait totalement déserté quand l'adulte était apparu sur la piste. Ça, c'était vraiment horrible. Ça lui rappelait trop de mauvais souvenirs.

Elle se sentait en sécurité depuis qu'elle était ici. En sécurité, mais pas heureuse. Le château d'Himeji était sans doute l'endroit le plus sûr où elle avait eu l'occasion de séjourner depuis le début de l'épidémie. Peut-être l'endroit le plus sûr du Japon.
Mais elle se sentait seule. Ses amis lui manquaient. Shōyō, Shimizu, Robbie et Kei, ce pauvre Sakusa...
Le jour où les enfants d'Himeji l'avaient prise dans leurs filets, elle avait reçu un coup et perdu connaissance. Quand elle s'était réveillée, dans un lit du château, elle avait perdu plusieurs jours... ainsi que Sakusa.
Elle se souvenait à peine de sa capture. Ce n'était pas le terme qu'utilisaient les enfants d'Himeji, qui préféraient parler de sauvetage. Selon eux, ils l'avaient sauvée d'une horde d'adultes, sauvée d'une mort certaine.
Or, il lui arrivait de le regretter. Elle aurait préféré être morte.

Car tout était de sa faute. Elle était responsable de ce qui était arrivé à Sakusa. Elle l'avait trahi, lui qui avait pris tous les risques pour la protéger. Décidément, elle était maudite. Shimizu, Robbie, Kei ? Entièrement de sa faute. Dans ses pires moments, elle se voyait responsable de tout : de l'épidémie, des adultes, de la mort de ses parents, de l'enlèvement de Shōyō, de la disparition de Shimizu, de Robbie et de Kei...
Ces reproches tournaient sans fin dans sa tête jusqu'à ce qu'elle soit trop épuisée pour continuer. C'était comme si elle avait séjourné au fond d'un insondable trou noir et qu'après en être sortie en gravissant péniblement la paroi, elle s'était retrouvée dans un monde sans couleurs. Plus rien ne comptait pour elle. Les choses se déroulaient autour d'elle sans l'affecter. Elle était comme engourdie. Insensible.

En d'autre temps, elle aurait été super heureuse au château d'Himeji. Il lui rappelait Matsumoto. Ce qui n'était guère surprenant, puisqu'il s'agissait d'un autre lieu de résistance des dirigeants du pays. À ceci près que celui-ci était presque un vrai château, comme ceux des contes de fées. Un château envahi d'enfants.
Comme pour parfaire l'image, il y avait même un prince et une princesse, Golden Boy et Golden Girl. Elle avait fait leur connaissance au tout début et ils s'étaient montrés aimables à son égard. Aimables, et détachés. Après tout, elle n'était qu'une fillette qu'ils avaient ramassée dans leurs filets, une crevette, une sardine. Elle avait essayé de leur parler de Sakusa, mais ils ne l'avaient pas écoutée.

La plupart des enfants d'Himeji avaient été gentils avec elle. Ils veillaient sur elle, lui apportaient à manger et lui donnaient des pilules pour ses maux de tête. Et elle s'était fait une amie, une fille qui semblait en charge de toute l'intendance du château, depuis l'infirmerie jusqu'à la nourriture, en passant par l'armurerie.
Elle devait avoir dans les quinze ans et se faisait appeler Go-Girl. Au début, Natsu pensait que sa nouvelle amie n'était autre que la Golden Girl dont elle avait tant entendu parler. La reine du château. Go-Girl avait fait semblant de prendre la mouche.

- Je suis pas Golden Girl, avait-elle dit, mais Go-Girl. Rentre-toi bien ça dans le crâne : Go-Girl ! C'est moi la première qui ai trouvé le nom. Golden Girl a fait que me piquer l'idée. Tout le monde m'appelait déjà comme ça quand j'étais à Tokyo. Je faisais partie d'une bande, je jouais dans un groupe, j'étais une star. Go-Girl, c'était mon nom de scène. Y avait moi et puis The Fox et Cool-Man et aussi Magic-Man et... il en manque un, ah oui, Big-Man. La plupart sont morts maintenant, mais ils peuvent pas tuer Go-Girl ! Parce que Go-Girl est une Wonder Woman !

Elle essayait de la faire rire, de la sortir de sa déprime. Elle y mettait du cœur, mais Natsu restait morose.

- Et tu sais quoi ? avait-elle poursuivit. Golden Girl a eu le culot de me demander de changer de nom. Oui, madame ! T'y crois, toi ? Alors que c'est moi la première. Remarque, c'est pas étonnant quand on connaît son vrai nom. Jessica Roberts-Wilding. Si c'est pas ringard ça ? Normal qu'elle ait voulu en changer. Alors elle a pris le mien et a essayé d'y ajouter quelque chose. Golden Girl.

Natsu avait dit que ça faisait bizarre d'appeler quelqu'un Go-Girl. Celle-ci avait répondu que, la plupart du temps, les gens l'appelaient simplement Go, et que c'était aussi bien comme ça. Elle avait ajouté qu'elle voulait adopter Natsu, qu'elle serait rien qu'à elle et, très vite, elles ne firent plus un pas l'une sans l'autre. Sauf bien sûr quand Go avait participé aux courses. Elle avait pris part à un sprint ainsi qu'au Grand Manitou. Natsu l'avait encouragée de toutes ses forces. N'étant pas très bonne cavalière, Go n'avait rien remporté, ce qui, de son propre aveu, ne l'avait pas empêchée de bien s'amuser. Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour que Natsu s'intéresse à quelque chose, pour qu'elle reprenne goût à la vie, qu'elle s'amuse.
Mais il n'y avait vraiment pas de quoi rire.
Tout était de sa faute.
Shimizu, Robbie, Kei.
Et Sakusa. Elle n'arrêtait pas de penser à lui. Encore et encore. Elle revoyait son physique de monstre de foire, sa gueule cassée, ses chairs meurtries, mais aussi son cœur d'or et sa bonté d'âme.

Pour l'heure, elle regardait Go grimper les marches de la tribune. Elle avait participé en tant que coureur à l'épreuve de l'épervier, que les enfants d'ici appelaient King's Road. Elle avait les joues rouges, elle suait, elle était hors d'haleine mais, il faut bien le dire, elle rayonnait. Elle respirait le bonheur d'être en vie. Et Natsu lui en voulait pour ça. Elle était consciente de faire en permanence une tronche de six pieds de long, d'autant que Go ne manquait jamais de la taquiner à ce sujet, la surnommant régulièrement « pisse-vinaigre ». Ce qui ne manquait pas de rappeler à Natsu le surnom qu'elle donnait à Sakusa : Arrache-gueule. Comme quoi, on n'échappe pas au pire. Il y a toujours quelque chose pour vous y ramener.

- Ouah, c'était génial, dit Go en se laissant tomber sur le siège à côté de Natsu.

- Tant que ça ? répondit Natsu d'un ton qu'elle aurait sans doute voulu moins ronchon.

- Ouais, dit Go en la prenant par les épaules.

Elle la secoua doucement, sans qu'il soit possible de dire si ce geste était destiné à la sortir de son spleen ou à lui témoigner de la tendresse.

- Pour moi, c'était rien qu'une bagarre.

- Bah, ça fait du bien d'extérioriser tout ça.

- Tu m'excuseras, mais moi, je trouve ça idiot. Idiot et dangereux.

- Si t'as du mal avec King's Road, tu risques de pas apprécier le reste de la journée.

- Pourquoi ? C'est quoi ? D'autres combats, j'imagine.

- Ouais, on peut dire ça, répondit Go avec un petit rire plein de sous-entendus. À partir de maintenant, c'est la grande baston. On va tous au Colisée et ils lâchent les gladiateurs. Pour certaines personnes, c'est le clou de la journée.

- Tu vas y participer ?

- J'sais pas, faut voir... Ça va dépendre de qui il y a en face.

- J'imagine que c'est là que les adultes entrent en scène, hein ?

Go croisa son regard.

- Ouais.

- Je pourrai pas, répondit Natsu en sanglotant. Je pourrai pas le supporter.

Elle aurait voulu éviter de pleurer, mais c'était plus fort qu'elle.

- Non, non, non... Je supporterai pas que quelqu'un que j'aime soit encore blessé ou tué.

- Hé, tout va bien ! dit Go en lui essuyant le visage. Si ça te perturbe tant que ça, j'y participerai pas.

Mais ce n'était pas à elle que Natsu pensait.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant