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  Assis dans sa cage, au bord de l'arène, Sakusa suivait du regard des enfants qui traînaient un tombereau de cadavres d'adultes le long de la route. Il savait ce qui l'attendait. Il les avait assez entendus en parler. À voir tous ces corps déchiquetés, il commençait à se demander s'il avait fait le bon choix. Mais il avait pris une décision, et il s'y tenait. Ayant opté pour le silence, il n'avait pas décroché un mot depuis qu'ils l'avaient pris dans leurs filets.
  Pour l'heure, il ne voulait plus entendre parler du monde des enfants. Il avait pourtant jugé que c'était le bon moment, que l'heure était venue de rentrer... Tout ce qu'il avait gagné, c'était d'avoir été chassé, traqué, puis enfermé comme un animal. Alors, oui, il ne ressentait que du mépris pour ces enfants. Qu'ils pensent donc qu'il était un adulte. Qu'ils croient qu'il était rongé par le mal et bon à rien d'autre qu'à être mis en cage. Au fond de lui, il était convaincu qu'il était meilleur qu'eux. Il n'allait pas baisser les bras. Il allait leur donner une bonne leçon. Il allait gagner.
Ouais, bien dit...

  Quand les gars d'Himeji l'avaient attrapé, ils l'avaient tabassé jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Il s'était réveillé sur le plateau d'un pick-up, aux côtés de plusieurs adultes aussi comateux que lui, dont un qui ne survivrait pas au voyage. C'était la seule fois que il avait tenté de se défendre en essayant de baragouiner quelque chose. Assis à l'arrière du pick-up avec les prisonniers, il y avait un garçon, armé d'un pistolet. Sakusa avait levé la tête et tenté de lui parler d'une voix cassée. Mais son long dialogue avec Natsu, dans le trou sous l'arbre, lui avait cassé la voix. Il avait la gorge irritée et sèche. D'autant plus que, lors de l'attaque, on l'avait étranglé avec une corde.
  Comme il était incapable d'articuler le moindre mot, le garde l'avait cogné avec la crosse de son arme et il était retombé dans les pommes. Quand il avait repris connaissance, sa décision était prise : plus jamais il n'essaierait de plaider sa cause. S'il s'en sortait, ce serait à sa façon.

  Sa mère lui répétait qu'il était têtu. Aujourd'hui, son entêtement allait sans doute lui coûter la vie.
  Bah, du moment qu'il laisse une trace de son passage...
  À Himeji, il avait été enfermé dans l'ancien donjon du château, en compagnie de tous les autres adultes capturés. C'était sale, puant, ignoble. Les matons ne leur donnaient rien d'autre que des légumes pourris et des morceaux de viande avariée. Malade en permanence, il s'était affaibli. Mais les enfants ne s'embêtaient pas avec ça. Tout ce qu'ils voulaient, c'était les maintenir en vie jusqu'aux courses, où ils seraient mis à mort. Dans l'ensemble, les autres adultes l'avaient laissé tranquille. Une nuit, cependant, un père affamé s'était montré un peu trop entreprenant. Pendant des heures, il avait cherché à l'attaquer pour le manger. De guerre lasse, Sakusa avait fini par l'étrangler. Quand les enfants étaient revenus le lendemain matin, ils avaient trouvé le type à moitié dévoré. Pendant toute la nuit, les autres s'étaient repus de sa dépouille. Sakusa avait volé ses vêtements, se coulant littéralement dans sa peau, s'imprégnant de son odeur. Il espérait que tous - adultes et enfants - le laisseraient en paix, désormais.

  Malheureusement pour lui, les événements en avaient décidé autrement. On l'avait extrait de son cachot pour le transférer ailleurs dans le donjon, où il avait retrouvé un plus petit groupe d'adultes qui bénéficiaient d'un certain régime de faveur. Ils recevaient une nourriture presque décente ainsi que de l'eau à peu près propre. Puis ils quittèrent Himeji. Ils avaient été vendus à Maidenhead. Là-bas, les enfants n'avaient pas attrapé assez d'adultes pour participer aux courses. Sakusa avait été échangé contre de la nourriture et de l'essence.
  Il était donc une chose. Pas même une personne. Une chose moche et cabossée. Enfouie tout au fond de lui, une sombre idée inavouable le taraudait. N'y avait-il pas une autre raison qui le poussait à rester à l'écart des enfants ? N'y avait-il pas une autre origine à son désir de solitude ?
  La honte.

  Il était devenu un monstre. Un sujet de moquerie. Il leur faisait peur parce qu'ils savaient qu'ils avaient des chances de finir comme lui et, comme il leur faisait peur, ils le haïssaient. S'il était un monstre, pourquoi ne pas se comporter comme tel ? Au fond, ça ne changerait rien qu'ils découvrent que c'était un jeune, si ? Il ne serait jamais intégré. Donc autant assumer. Devenir ce monstre farouche que l'on voulait qu'il soit. Oui. Il allait leur rendre leur haine au centuple. Leur faire payer.
  Il n'y avait qu'une seule personne auprès de laquelle il n'avait pas honte. Natsu. La seule qui l'acceptait tel qu'il était. Et ce qui le tourmentait, ce qui l'empêchait de dormir, ce qui lui causait des nuits d'angoisse, c'était d'être sans nouvelles. Il ignorait ce qui lui était arrivé. Si elle allait bien.

  Quand ils l'avaient conduit à Himeji, malade, vidé jusque de sa bile, trop faible pour se lever, pas un seul instant il n'avait cessé de se demander si elle aussi avait été amenée au château. Comment  réagirait-il si elle venait le chercher ? Il était tiraillé. Tiraillé entre le désir de la revoir et la volonté de s'éloigner d'elle. Car, pour y avoir longuement réfléchi, il était parvenu à la conclusion qu'elle serait cent fois mieux sans lui. Sa présence ne ferait que lui pourrir la vie. Il portait la poisse. Elle l'avait dit elle-même.
  Et puis, elle méritait mieux comme compagnie.

  Paradoxalement, il refusait l'idée qu'elle le voie mort. Or, s'il voulait survivre, il savait très bien qu'il lui fallait reprendre des forces, manger plus, faire attention à lui. Aussi, quand les enfants amenaient les seaux de pâtée, il faisait toujours en sorte d'être le premier à l'auge et de repousser énergiquement les autres vermines afin de se réserver les meilleurs morceaux. 
  Cette rage de vivre ne s'était pas démentie à Maidenhead, où on les avait parqués dans un enclos extérieur, tous ensemble. Peu de temps après son arrivée, il avait de nouveau tué un de ses codétenus. Avant que l'on amène d'Himeji la charretée de nouveaux, ce vieux sac de pus rongé par le mal jouait les caïds. Il s'était violemment opposé à Sakusa lorsque celui-ci avait voulu s'imposer au moment de la pitance. Après s'être assuré qu'aucun enfant ne pouvait le voir, Sakusa l'avait étranglé, comme l'autre, à mains nues. Après ça, tout le monde lui avait fichu une paix royale.

  Le plus étonnant, c'était qu'il pouvait ressentir ce qu'ils éprouvaient. Comme si, telle une éponge, il était capable de s'imprégner de leurs pensées et de leurs émotions à travers les pores de sa peau, de prendre le faible pouls de leurs esprits abêtis. Ils avaient faim, ils étaient désorientés et en colère. Une colère maussade, sourde, morbide. À force de les côtoyer, la dépression le gagnait, lui aussi. Ils le répugnaient. Il voulait les détruire, les chasser, les piétiner, comme il l'avait toujours fait ; il aurait voulu se déchaîner contre ce monde qui l'avait rendu tel qu'il était. Pour autant, il ne pouvait pas tuer tous ceux-là - les enfants auraient vite remarqué qu'il y avait un problème. Ce qui ne l'empêchait pas de se demander s'il allait pouvoir les supporter longtemps et se laisser contaminer par leurs pathétiques petites pensées animales. Non, il n'appartenait pas à la communauté des enfants, pas plus à celle des adultes.

  Il n'était plus qu'un animal d'élevage. Un porc. Qu'on était sur le point de mener à l'abattoir. D'ailleurs, la porte de la cage venait de s'ouvrir. À travers les barreaux, un enfant leur enfonçait la pointe d'un bâton dans les reins pour les faire sortir. C'était parti.
  S'il voulait essayer de parler, c'était sa dernière chance.
  Il jeta un coup d'œil au garçon, puis aux adultes... et garda le silence.
  Têtu.
  Têtu, stupide et honteux.
  Sauf que ça allait leur faire tout drôle de se retrouver dans l'arène face à quelqu'un comme lui. Il allait leur montrer ce que c'était que se battre.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant