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  Un adulte se tenait debout dans le champ d'à côté. Parfaitement vivant, lui. De loin, on aurait dit une mère, mais difficile d'être catégorique à cette distance. Il, ou elle, se tenait totalement immobile, comme un épouvantail, les bras écartés. Natsu donna un coup de coude à Scarface et pointa la chose du doigt. Pour toute réponse, celui-ci ramena son sac à dos devant lui et farfouilla à l'intérieur jusqu'à en extraire des jumelles. La singularité de son comportement, par rapport aux autres adultes, avait cessé d'étonner Natsu. Elle avait fini par l'accepter tel qu'il était. Bizarre. Il leva les jumelles devant ses yeux et mit au point, actionnant doucement la molette entre ses doigts boudinés. Un grommellement sourd, animal, monta du fond de sa gorge. Un vrai bruit de chien.

  À la vue de l'épouvantail, ceux qui se trouvaient à leurs pieds parurent soudain désorientés. Ils couchaient les oreilles, leur poil se dressait sur leur échine et ils s'aplatissaient contre terre en pleurant. Rapidement, ils se détournèrent de la mère qu'ils étaient en train de dévorer et se dirigèrent tous ensemble vers l'adulte statufié. Pourtant, plus ils approchaient, plus ils semblaient apeurés, hésitants, troublés. Ils restaient en arrière, tournaient sur eux-mêmes en bondissant comme s'ils chassaient leur queue. De temps à autre, l'un des chiens, se montrant plus brave que ses congénères, démarrait vivement et osait s'approcher suffisamment pour promener sa truffe autour de l'épouvantail et lui mordiller les chevilles, après quoi il reculait prestement, la queue entre les jambes. Puis venait un nouveau téméraire. On aurait dit de jeunes enfants se mettant au défi. Pour finir, tous les chiens s'étant approchés à moins de trois mètres, se mirent à tourner autour de lui en hurlant et grognant, montrant les dents, mais en se gardant bien d'avancer davantage. Finalement, la meute cessa son manège et retourna vers le bois en rangs serrés, aboyant à tue-tête.

  Scarface descendit, suivi de près par Natsu. Au pied de l'arbre, ils se frayèrent un chemin à travers les hautes herbes et se dirigèrent vers l'épouvantail. Lorsqu'ils furent près de lui, c'était comme s'ils copiaient les chiens ; ni elle ni Scarface, un poignard dans chaque main, la pointe tournée vers le sol, ne souhaitait s'approcher davantage.
  Observant l'adulte plus avant, Natsu comprit qu'il s'agissait d'un père, avec de longs cheveux filasses et des pectoraux qui faisaient penser à des seins. La nécrose avait rongé les chairs du bas du visage, exposant la mâchoire inférieur, à vif. Au-dessus, les furoncles, kystes et grosseurs étaient tellement nombreux qu'ils l'empêchaient d'ouvrir les yeux. Il devait être totalement aveugle. Peut-être que c'était pour ça qu'il se tenait ainsi.
  Natsu ne lui trouvait pas l'air dangereux. Juste laid, gerbant et vieux. Puant, aussi. Mais qui était-elle pour juger ?

- Allez, l'Arrache-gueule, vas-y ! Qu'est-ce que t'attends ?

  Finalement, Scarface s'avança. D'un pas décidé, il alla droit jusqu'au croulant et le flaira en tournant autour de lui, exactement comme les chiens avant lui. Pour finir, il se tourna vers Natsu et lui fit signe de ne pas regarder. Natsu capta le message et se retourna. Dans son dos, elle entendit un bruit de tranchage, chhhlac...
  Quand elle pivota de nouveau, le père avait disparu, avalé par les hautes herbes. Agenouillé près de lui, Scarface s'affairait sur sa dépouille.
  Ensuite, il montra à Natsu une longue trace où l'herbe avait été foulée, probablement par l'épouvantail. Ils la suivirent jusqu'à un endroit où un grand carré d'herbe était piétiné. Des sentiers en partaient dans toutes les directions.
  Scarface en prit un au hasard, qui longeait le bois, et le remonta au pas de course. Natsu ne voyait pas toujours ce qu'il suivait, d'autant que régulièrement, il s'arrêtait, revenait sur ses pas et s'engageait sur un autre sentier. Il flairait l'air comme un chien, tendait l'oreille, parcourait méthodiquement les environs de son bon œil.

  Ils continuèrent ainsi pendant ce qui lui parut une éternité et bientôt, la fatigue aidant, Natsu en eut marre. Elle ronchonnait contre Scarface qui l'ignorait. Il n'était plus qu'un chien ayant flairé une piste et rien ne pouvait l'arrêter.
  Natsu avait le regard aimanté par son sac à dos. Quelque chose en gouttait par le fond. Y regardant de plus près, elle vit de petites choses grises qui se tortillaient, telles de minuscules limaces, ou des asticots. Elle était sur le point de le faire remarquer à Scarface qu'il avait des asticots dans son sac, mais elle n'en fit rien. C'était son problème. S'il ne voulait pas lui parler, eh bien elle non plus. Espèce de vieux grincheux puant.
  Au bout d'un moment - peut-être une heure, pensait Natsu, mais sans aucune certitude, hormis celle que ses jambes la faisaient autant souffrir que si elles avaient couru deux marathons d'affilée -, ils arrivèrent devant une haute clôture métallique totalement enfoncée. Un arbre était tombé dessus et l'avait ratatinée. Inspectant le grillage coupé et tordu, Scarface y découvrit un morceau de tissu. Il le renifla, opina du chef d'un air entendu, puis sauta par-dessus la clôture en s'appuyant contre le tronc d'arbre. Natsu le suivit avec précaution. Il y avait d'autres arbres de l'autre côté, ainsi qu'une palissade en bois, éventrée en plusieurs endroits. Cette barrière franchie, Natsu présuma qu'ils étaient dans une sorte de parc, comme semblaient l'indiquer les allées qui serpentaient entre des bosquets d'arbres et d'arbustes exotiques. Une impression renforcée par la présence de bancs, de poubelles et de trucs aux formes bizarres dont elle ne comprenait pas l'utilité : des statues rigolotes, des amanites géantes...

  Soudain, elle s'arrêta, tira sur la manche de Scarface, et pointa quelque chose du doigt. Il y avait un homme dans un arbre. Elle n'avait pas baissé le bras qu'elle réalisa sa méprise. Il ne s'agissait en fait que d'une figure en plastique. Elle se sentit embarrassée, pensant que Scarface allait se moquer d'elle, la taquiner, la traiter d'idiote, et puis elle se souvint qu'il ne riait jamais. Le vieux grincheux. L'horrible vieux grincheux. Arrache-gueule.
  Le personnage dans l'arbre avait un look du passé, du temps des chevaliers. Il tenait un olifant, cette sorte de trompe en ivoire servant à annoncer les personnages importants. Et puis elle avisa un tronc sur lequel était écrit LA FORÊT ENCHANTÉE. Plus elle regardait autour d'elle, plus l'endroit lui paraissait grotesque. Au-dessus des buissons se dessinait la silhouette d'un château fort. Un peu plus loin, au bord d'une allée s'enfonçant entre les arbres, un panneau indiquait LE PIÈGE À RAT, avec juste à côté un bouclier frappé d'une tête de loup. Des souvenirs lui revenaient. Elle était déjà venue ici. Elle en était persuadée. Mais tout se mélangeait dans sa tête. D'abord, c'était la dernière chose à quoi elle s'attendait ; ensuite, tout était cassé et rongé par la végétation.
  Scarface se dirigea vers le château. Lorsqu'ils y parvinrent, Natsu s'aperçut qu'il était fait de grosses briques en plastique.
  Et elle comprit enfin.

- Legoland !?!

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant