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  Durant les quelques jours qui suivirent, Natsu eut l'impression d'être devenue folle, comme si un démon ou quelque chose dans le genre avait pris possession de son corps et qu'elle n'était plus qu'un minuscule pilote, assis dans sa tête, qui regardait ce qui se passait. Son corps agissait sans qu'elle lui en donne l'ordre. Elle ne s'appartenait plus.
  D'abord, il y avait eu le cri. L'impression qu'un poids énorme l'oppressait et l'étouffait ; elle s'étranglait en cherchant de l'air et tandis qu'elle essayait de respirer, elle hurlait ; son corps tressautait dans le lit, trempé de sueur. Folle. Des heures à hurler. Ça lui rappelait un épisode des Simpson où Homer n'arrêtait pas de crier sans savoir pourquoi. Au bout du compte, ça avait à voir avec un cadavre.
  Un seul.
  Bah, il n'a plus de souci à se faire, maintenant...
  De méchantes idées noires étaient tapis aux confins de son cerveau. Elle faisait tout pour ne pas y penser, mais une partie d'elle-même devait bien y avoir accès...
  Et hurler.

  À la fin, trop épuisée pour crier, elle sombra dans un semi-coma fiévreux, vaguement consciente de ce qui se déroulait autour d'elle et des allées et venues de Scarface, qui lui apportait régulièrement à boire et à manger. Elle ne savait pas toujours ce qu'elle ingurgitait, mais pour l'essentiel, c'était chaud et ça lui faisait du bien.
  Sauf quand elle vomissait. Combien de fois avait-elle vomi ? Elle n'aurait su le dire. En fait, elle n'était plus sûre de rien. Son corps existait sans elle. Les nuits succédaient aux jours, les jours succédaient aux nuits. Parfois, il pleuvait, parfois il faisait beau. Au bout du compte, une certaine torpeur s'empara d'elle. Un matin, enfin, elle fut en mesure de s'asseoir. Faible, confuse et un peu tremblante.
  Scarface était assis au bord de l'estrade et lui tournait le dos. Une petite bruine flottait dans l'air. Une journée morne et brumeuse, presque irréelle.
  Elle avait envie de faire pipi. Ça lui rappela Kei, à l'hôtel, trop terrorisé pour sortir du lit. Il n'était plus qu'un souvenir maintenant. Elle ne pouvait se permettre de penser à lui autrement.

- Faut que j'aille aux toilettes.

  Scarface pivota vers elle. Ce fut un choc de voir son visage en pleine lumière. Sa peau était comme déchirée et repliée sur elle-même, brillante par endroits, rêche et hachée à d'autres. Ses lèvres étaient totalement inexistantes d'un côté et aussi charnues que des saucisses de l'autre, de sorte que la bouche ne se fermait pas correctement et que l'on voyait ses dents. Il lui manquait une oreille, mais il avait encore tous ses cheveux. Un œil était opaque, rouge et larmoyant ; l'autre, parfaitement clair, prunelle sombre, la fixait.
  Il opina du chef et se leva. Natsu sortit du lit et fit quelques pas raides, les jambes flageolantes. Elle le suivit à l'autre extrémité de la grange où des toilettes chimiques étaient installées dans un coin. C'était une cabine en plastique, avec une porte, un peu comme ce qu'on peut trouver sur les chantiers. Elle tira la porte, pénétra à l'intérieur, et c'est là que ça lui revint. La puanteur. Elle était déjà venue là. Certainement pendant sa crise de démence. Elle s'assit et essaya de ne plus penser à rien.

  Pourtant, malgré ses efforts, le visage de la créature la poursuivait. C'était horrible. Elle se demanda si c'était douloureux. L'Arrache-gueule. C'était comme ça que son père l'appelait quand il voulait l'embêter. « Allez, l'Arrache-gueule, finis ton petit déjeuner... »
  Quand elle sortit, Scarface l'attendait avec de la nourriture. Un bol de porridge. Il avait pris la peine de dresser la table pour elle. Après avoir pris place sur une des trois chaises en bois dépareillées, elle entama son brouet. Tout en mangeant, elle levait les yeux vers l'endroit où étaient accrochés les animaux morts. Un canard au cou brisé, avait remplacé les garennes et l'écureuil.
  Quand elle eut terminé son porridge, Scarface lui apporta un œuf dur. Natsu brisa la coquille et le pela d'un coup. Il la regardait manger, comme sa mère avant lui pouvait le faire.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant