ENEMY Tome 4 : Les proies

43.

  Mister Three évoquait le fruit d'une alliance contre nature entre un poupon et un vieillard, avec un nez écrasé, de rares cheveux gras et de petits dents grises. L'ensemble évoquait un nain, ou un troll, comme on en trouve dans les contes. Lev savait pourtant qu'il ne fallait pas se laisser abuser, le gars avait forcément le même âge que Trey et Trio, ils étaient nés en même temps. Mister Three clignait des yeux, pris de mouvements convulsifs. Après un dernier battement de paupières, il dévisagea l'assemblée d'un œil injecté de sang.

- Qu'est-ce que vous regardez ? demanda-t-il de la voix nasillarde d'un ado en train de faire sa mue. Vous avez jamais vu une excroissance qui parle ?

  Personne n'avait de réponse à cela.

- Alors quoi ? Je suis en retard pour la fête ? dit-il en agitant ses deux bras maigrelets comme s'il était le premier surpris de se trouver là. Qu'est-ce qui se passe ? Je refroidis l'ambiance ? Vous vous attendiez pas à ce que je vienne mettre mon grain de sel ? La règle de trois, les gars. Si vous voulez Trio et Trey, vous devez me prendre moi aussi. C'est un lot.

- Qu'as-tu fais aux autres ? demanda Amélia.

- Fait ? Mais j'ai rien fait du tout, mémé. Un simple réajustement, un recalibrage, tu vois ? Je veux dire, au bout du compte, on est un, on forme un tout. Vous inquiétez pas. Je m'attarderai pas. Je les sens qui refont surface. Ils seront là d'une minute à l'autre. J'ai eu un soudain accès de sang au cerveau, si vous voyez ce que je veux dire, et eux une grosse chute de tension. Tous les trente-six du mois, j'ai la chance de sortir de ma boîte - ta-da ! Me voilà. Celui que vous attendiez tous. Mister Three. C'est dévalorisant, vous trouvez pas ? Ce nom. Comme si j'étais un phénomène de foire. L'incroyable Mister Three ! Vous savez quel nom m'a toujours fait rêver ?

- On t'écoute, dit Lev.

- Colin, répondit la petite créature. J'aimerais qu'on m'appelle Colin.

- Pourquoi Colin ? s'interrogea Lev.

- Pourquoi pas ? T'as un problème avec ce nom ?

- Du tout.

  Mister Three toussa de nouveau, se racla la gorge jusqu'au spasme, puis cracha par terre un glaviot jaunâtre et compact, marbré de sang.

- Vous allez bien, Colin ? demanda Amélia. Je peux vous servir un verre d'eau ?

- Oh, arrêtez, arrêtez ! piailla Three. J'en peux plus. Arrêtez avec ces conneries de Colin.

- Mais vous avez dit...

- Pauvre vieille dinde arriérée ! répondit Three, secoué d'un rire atroce. Qui voudrait s'appeler Colin ?

- Mais alors quoi ? demanda Lev. Comment tu veux qu'on t'appelle ?

- Appelez-moi comme vous voulez, répondit Mister Three. Je m'en fous pas mal. De toute façon, je serai pas là bien longtemps. Ces petits éclairs de conscience ne durent jamais. Ils vont bientôt reprendre le contrôle, eux deux, les beautés endormies, et je serai de nouveau mis à l'écart. J'essaie juste d'y voir un peu plus clair, d'intégrer toutes ces nouvelles pensées et ces nouveaux souvenirs, mais on dirait que vous leur avez rempli le crâne avec un tas de conneries. C'est trop pour moi. Trop pour la capacité de mes circuits. Sans parler de ces foutus déchus qui sont particulièrement bruyants aujourd'hui ! M'ont réveillé avec leur chant. Jamais entendu ça avant...

- Comment ça ? demanda Aone d'un ton anxieux. Tu veux parler des crevards ? Enfin, des adultes ? Qu'est-ce qui se passe ?

- Une nuée. Une nuée en marche. Un raz-de-marée.

  Trio s'ébrouait. Elle se redressa, en poussant des deux mains sur la table, emportant avec elle Trey, dont la tête pendait lamentablement. Trio paraissait endormie et confuse. Elle posa les yeux sur Lev et essaya de reprendre ses esprits.

- C'est lui, n'est-ce pas ? dit-elle. Il s'est réveillé. C'est tellement gênant... J'ai l'impression d'être une ado qui aurait picolé la vodka de papa et qui assumerait plus un cachou après. Oh, bon sang, quel mal de tête. Salut, Mister Three, comment va ?

- Tu peux m'appeler Colin.

- Ah bon ? La dernière fois, c'était Neil.

- Hé hé, ouais. Elle était bonne, celle-là.

- Presque aussi bonne que Roger.

- Roger papa tang...

- Tu t'en vas déjà ?

  Mister Three étira les bras et bâilla.

- C'est pas l'envie de rester qui me manque. Mais voilà, vous êtes trop forts pour moi. Je voulais juste mettre vos amis au courant à propos du raz-de-marée.

- Quel raz-de-marée ?

- Les déchus, frangine. Ils arrivent. Va falloir faire gaffe.

- Attends, il faut nous en dire plus, dit Aone en se penchant vers lui, comme s'il s'apprêtait à le secouer pour le maintenir éveillé, mais il n'osa pas le toucher.

  C'était maintenant au tour de Trey de sortir des limbes. Ses paupières papillonnaient. Il grogna, leva une main devant son front, pressa ses tempes entre le pouce et le majeur.

- Me sens mal, dit-il.

- Au moins tu dors pas, dit Mister Three d'un air triste et déçu. Tu peux sentir l'odeur du café... (Il bâilla de nouveau.) Faites attention...

  Il ferma les yeux et se recroquevilla en chien de fusil dans le dos de Trinité.
  Aone jura avec colère et leva les yeux vers Amélia, qui faisait semblant de n'avoir rien entendu.

- Alors ça, c'était quelque chose ! dit Brooke, debout sur le seuil de la pergola, le visage blême.

  Lev n'aurait su dire depuis combien de temps elle était là. L'intervention de Mister Three avait monopolisé l'attention.

- Excusez-nous, dit Trio. Il ne sort pas souvent. Pas très doué pour la convivialité.

  Brooke recula de quelques pas pour quitter l'ombre de la frondaison et s'exposer en plein soleil. Lev s'aperçut que c'était la première fois qu'il la voyait dans le jardin. Elle avait passé tout son temps avec Issei...
  Un frisson glacé lui parcourut l'échine.

- Il dort ? demanda-t-il.

  Brooke secoua la tête, sans dire un mot. À croire qu'elle se serait brisée en mille morceaux si elle avait tenté de faire vibrer ses cordes vocales.
  Aone la prit dans ses bras et elle s'effondra contre son épaule, secouée de profonds sanglots.
  Et voilà. Fin de la récré.