Accoudée au bar réservé aux cadres du Bonten, au trente-septième étage de la tour, Nanaka contemplait le fond de son verre, le regard absent. Sanzu était parti quelques heures plus tôt accompagner Mikey à la rencontre prévue par les représentants de l'Inagawa Kai et Kakucho était allé avec eux. Le deuxième plus grand clan yakuza de l'archipel voulait leur parler des difficultés que leur posaient à tous la mafia russe.
Je dois me rappeler, je dois me souvenir... S'intima-t-elle.
Mais rien ne lui vint à l'esprit. Seule une phrase continuait à tourner en boucle dans sa tête.
Je dois tuer Mikey, je dois tuer Sano.
Et pour cela, elle connaissait le moyen.
Pourquoi je ne l'ai pas fait plus tôt ? Se demanda-t-elle. Je ne me rappelle pas. Peu importe en fait.
Un instant plus tard, elle abandonna son verre sur le comptoir et se leva pour regagner sa chambre.
Ce soir, Sano va mourir.
Lorsqu'elle fut de retour dans le bar, Nanaka avait revêtu un short d'entraînement et un t-shirt noué sur le ventre. Elle tenait à la main un des CD contenant ses musiques de scène. Elle le glissa dans le lecteur et monta le volume, la télécommande à la main.
La salle disposait d'un petit podium, sans doute destiné aux spectacles privés que pouvaient vouloir s'offrir les cadres du clan, et elle alluma le projecteur qui se trouvait au-dessus, laissant le reste du bar dans l'ombre. Puis elle débuta sa chorégraphie au rythme langoureux de la musique, comme elle l'avait répétée tant de fois chez elle. Lorsque le morceau arrivait à la fin, elle le remettait depuis le début et recommençait.
Finalement, un tintement de glaçons lui parvint depuis l'ombre de la salle. Elle se redressa sur la scène, et aperçut Mochi, installé dans un fauteuil, un verre à la main.
– Tu t'entraînes toute seule ? Lui dit-il.
Nanaka sourit.
– Oui, dit-elle. C'est important pour ne pas perdre la main.
– Je vois.
Elle descendit du podium et le rejoignit d'un pas aguicheur en passant sa langue sur ses lèvres. Mochi posa son verre à côté de lui.
– Tu fais quoi ? Dit-il.
– Je te l'ai dit, répondit-elle en s'asseyant sur ses genoux puis en laissant courir ses doigts sur les premiers boutons de sa chemise. Je m'entraîne, c'est important. Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?
Mochi n'arrivait pas à détacher ses yeux de sa poitrine qu'elle lui mettait sous le nez et Nanaka se pencha jusqu'à ce que ses lèvres effleurent les siennes.
– Kakucho m'a demandé de garder un œil sur toi ce soir.
– Un homme prévoyant, dit-elle. J'aime les hommes prévoyants...
Quand elle sortit du bar quelques instants plus tard, Nanaka tenait son révolver à la main et un corps gisait dans l'ombre de la salle où la musique continuait d'égrener ses notes langoureuses.
N'aie pas peur Rikorin, ta grande sœur arrive. Bientôt Sano sera mort et tu n'auras plus rien à craindre.
Mikey, Sanzu et Kakucho furent de retour alors que l'aube commençait à poindre. Mikey retira son manteau d'un geste rageur pour le poser sur son bras. La rencontre n'avait pas porté ses fruits comme il l'espérait et le boss du Bonten était de mauvaise humeur.
Ces crétins nous prennent juste pour un autre clan de sous-fifres. J'aurais mieux fait de rester ici. Finalement, on va quand même devoir s'en occuper nous-mêmes.
Les représentants des clans yakuzas avaient passé la plus grande partie de la soirée à déplorer les méfaits commis par les étrangers et leur ingérence dans le business japonais sans proposer une seule solution concrète. Mikey avait mis du temps à en comprendre la raison : ces abrutis avaient peur de s'en prendre à une organisation de niveau internationale.
Cette bande d'imbéciles lui avaient en plus donné un parfait exemple d'un des traits de caractère qu'il détestait au plus haut point chez les japonais, cet attachement presque viscéral aux vieilles pratiques qui les conduisait à se faire dépasser dans tous les domaines hors de leurs frontières.
Si vous voulez vous faire marcher sur la gueule sans rien faire, se dit-il, libre à vous. Mais le Bonten ne vous suivra pas sur cette voie.
Sanzu et Kakucho, à qui l'humeur détestable du boss n'avait pas échappé, avaient préféré rester silencieux depuis qu'ils avaient quitté la rencontre.
– Je vais me coucher, annonça Mikey.
Il les planta dans le hall pour se diriger vers ses appartements, tout en tirant sur le nœud de sa cravate.
Demain, se dit-il, demain il faudra que l'on réfléchisse sérieusement au problème et à un moyen de le résoudre.
En passant dans le salon, il jeta un œil à la baie vitrée. Le ciel avait commencé à s'éclaircir à l'horizon, mais le temps resterait gris, d'épais nuages recouvraient la ville et ils s'accordaient à merveille avec sa morosité.
Mikey gravit les dernières marches et il franchit la porte de sa chambre. Il jeta son manteau sur le dossier du canapé, avant de sentir le canon d'un révolver appuyer à l'arrière de sa tête. Ses réflexes prirent le dessus. Il envoya voler l'arme à l'autre bout de la pièce, mais il ne réussit pas à esquiver le coup de poing qui suivit. Sonné, il fit un pas en arrière et Nanaka en profita pour passer à l'attaque. Ses coups, précis et brutaux, n'avaient plus rien à voir avec ceux qu'il lui avait vus durant les entraînements. Elle était là pour le tuer.
Mikey contre-attaqua à une vitesse qui la fit reculer à son tour et il prit rapidement le dessus. Son pied la frappa au plexus, la faisant se plier en deux, le souffle coupé, et il lui saisit le haut du bras pour le lui rabattre dans son dos et l'immobiliser. Durant une fraction de seconde Nanaka le sentit hésiter et elle en profita pour crocheter sa jambe avec la sienne, le faisant tomber sous elle. À cheval sur son torse et les mains autour de sa gorge, elle commença à serrer.
Enfin ! Enfin ! Se dit-elle.
La lumière du jour qui inondait lentement la pièce atteignit le visage de Mikey.
Étendu sur le dos, il la regardait sans faire un geste pour se défendre. Durant une seconde, ils restèrent ainsi, sans un mot, puis Mikey murmura :
– Fais-le.
Fais-le, ajouta-t-il pour lui-même. Délivre-moi de cette vie... Je suis fatigué.
Les doigts de Nanaka se mirent à trembler. Elle se pencha jusqu'à ce que ses lèvres frôlent son oreille et elle eut le sentiment qu'un voile noir se déchirait devant elle.
– Ça ne me les ramènera pas, n'est-ce pas ? Dit-elle.
– Non, répondit-il, dans un souffle. Ça ne les ramène jamais.
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