Chapitre 1 - Neal

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Je n'ai jamais été très doué avec les mots.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu du mal à parler aux autres. Trouver quoi leur dire pour me lier avec eux, les réconforter lorsqu'ils en ont besoin, entrer en résonance avec eux. Exprimer ce qui, moi, me pèse sur le cœur. Ce n'est pas que je ne m'intéresse pas aux gens, pourtant ; au contraire. Je voudrais être capable d'être leur ami. Mais trop souvent, je ne vois pas comment m'y prendre. Par angoisse de mal faire, par indécision... J'envie ceux qui sont à l'aise quelle que soit la situation sociale dans laquelle ils se trouvent, qui parviennent à se rapprocher de ceux qui les entourent sans paraître avoir besoin de faire d'efforts dans ce but : cela me semble juste... inconcevable.

Plus jeune, j'essayais davantage. Ça ne m'a pas vraiment réussi. Je m'emmêlais dans ce que je voulais dire, les mots sortaient mal et parfois, j'ai blessé la personne en face de moi sans l'avoir souhaité. Ou alors, elle me regardait avec un haussement de sourcils, parce que ma réaction lui semblait trop en décalage avec ce à quoi elle s'attendait. Au collège, cela m'a valu un certain nombre de moqueries, et je ne veux plus jamais revivre ça.

Alors désormais, la plupart du temps, le plus simple me semble de garder le silence. Si je ne parle pas, je ne peux pas commettre de faux pas. On tolère plus facilement quelqu'un qui se tait que quelqu'un qui nous paraît étrange. J'ai appris ma leçon.

Je ne dirais pas que la situation me réjouit. Ce n'est pas parce que j'ai accepté la solitude dans laquelle j'ai fini par me placer qu'elle me comble. Je désire toujours autant le contact humain, trouver des gens qui me comprendront et pour qui je pourrai compter, pour qui je pourrai être là lorsqu'ils auront besoin d'une épaule sur laquelle s'appuyer. Mais mieux vaut me montrer réaliste, et poursuivre des objectifs davantage à ma portée.

C'est sans doute pour toutes ces raisons que ma passion pour les mots croisés est née. Ce que je ne peux maîtriser me fascine. Or, face aux grilles que je résous par centaines, j'ai l'impression que mes limitations se gomment. Pour être bon, il faut étendre au maximum son vocabulaire, et contrairement au Scrabble, ce n'est pas seulement la forme des mots qui compte ; en maîtriser les définitions est crucial pour savoir les placer correctement, les appeler au bon moment hors des dossiers bien classés de sa mémoire. Lorsque je m'entraîne, j'ai le sentiment qu'enfin, la langue et moi nous réconcilions. Mes sentiments peinent à se convertir en phrases lorsque je tente de les exprimer, mais quand il s'agit de ce jeu, je sais être précis dans le sens de chaque mot, comprendre les nuances cachées au sein des indices qui me sont donnés afin de retrouver le terme exact dont j'ai besoin.

Je me suis mis à cette activité par hasard, vers mes onze ans. Ma grande sœur, Sara, s'était acheté un carnet d'une centaine de grilles pour s'occuper pendant des vacances ; comme elle ne l'a pas terminé, j'en ai hérité. Je m'étais déjà pas mal renfermé sur moi-même à l'époque ; trouver une activité capable de m'absorber que je pouvais pratiquer aux pauses entre deux cours, quand je déjeunais seul à la cantine du collège ou même dans le bus pour rentrer chez moi m'a beaucoup apporté. Il ne m'a fallu qu'un mois pour terminer le magazine de Sara ; ensuite, je n'ai pas tardé à en acheter d'autres, de plus en plus accro. Au bout de trois ans, je résolvais sans mal les grilles les plus difficiles disponibles dans le commerce ; c'est là que j'ai commencé à me tourner vers Internet afin de continuer à me challenger. Des communautés de passionnés existent, et elles sont très actives. Sur des sites spécialisés, j'ai trouvé des grilles de niveau expert que j'ai téléchargées avec avidité, mais aussi des conseils méthodologiques pour structurer mes entraînements si je voulais devenir encore meilleur. Pour tous ces gens, les mots croisés n'étaient pas seulement un passe-temps : c'était une discipline sportive. J'ai découvert l'existence de championnats, de compétiteurs reconnus. Et j'ai su que je voulais devenir l'un d'entre eux. Je m'en donne les moyens : depuis mon adolescence, il ne se passe pas un jour sans que je résolve une grille, déterminé à progresser afin de faire baisser mes temps et de me hisser jusqu'aux sommets. Ce que j'ai en ligne de mire, ce sont les finales nationales, qui ont lieu une fois par an : deux représentants de chaque État seulement y sont qualifiés. Lors de la dernière édition, j'ai fini cinquième aux qualifications régionales. Je sais que je suis capable de faire mieux, de décrocher mon ticket pour le niveau supérieur. Pour cela, je suis déterminé à tout donner. L'avantage d'avoir une vie sociale réduite, c'est qu'au moins, j'ai du temps pour m'entraîner. Même mes études, je les ai mises au service de ma passion – ou bien ma passion m'a permis de trouver ma voie, selon le point de vue. Je me suis engagé dans un bachelor de linguistique. Je suis fasciné par l'étymologie des mots, leur évolution, l'histoire de leur formation. Plus tard, je me vois bien me diriger vers la recherche dans ce domaine. Le calme de la langue et moi ; je crois que c'est une carrière qui me conviendrait.

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant