Chapitre 38 - Neal

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Le noir ne va pas à Cleo.

Elle est magnifique, comme toujours, mais je déteste la voir comme ça. Engluée dans une gangue de tristesse. Plus vraiment elle-même ; un puits sombre, plutôt que l'étoile qu'elle est en temps ordinaire.

Dès ce matin, lorsqu'elle est sortie de sa chambre dans sa robe de deuil, j'ai senti qu'elle était différente. Renfermée sur elle-même, piégée dans sa souffrance, alors que le service en l'honneur de ses parents n'était que de longues heures plus tard. À mesure que le temps a passé, je l'ai vue se crisper de plus en plus, se murer dans le silence.

Maintenant, nous sommes côte à côte sur l'un des bancs de l'église en attendant que la cérémonie commence, et je comprends vraiment pourquoi elle avait peur de s'effondrer en revenant ici. Pour la première fois, j'ai peur pour elle moi aussi.

Ses mains sont crispées sur le bois sous elle, ses yeux fixés droit devant, là où deux grands portraits de ses parents ont été disposés. J'ai réalisé en les découvrant que c'était la première fois que je voyais des photos d'eux, et j'aurais tellement aimé que ce soit en d'autres circonstances... La mère de Cleo lui ressemble tant ; on dirait une copie de sa fille en plus âgée. Quant à son père, il a cet air chaleureux qui me permet d'affirmer que c'était quelqu'un de bien. Non que j'aie le moindre doute à ce sujet au vu de ce que Cleo m'a dit de lui...

J'essaye d'imaginer ce que j'éprouverais si c'étaient mes parents dont je n'avais plus qu'une image pour tout souvenir. Ou Sara, Liam ou Georgie. Bien sûr que je voudrais fuir au plus loin de cette douleur, comme Cleo. Je la trouve si courageuse de s'être résolue à l'affronter... J'espère simplement que le prix à payer pour elle ne sera pas trop élevé.

Plus loin sur notre droite, le reste de sa famille attend le début du service. Sa tante Mary, son oncle, ses cousins, et aussi des parents plus éloignés qui sont venus la saluer à son arrivée à l'église, mais dont je n'ai pas retenu les noms. Je ne me sens pas très à l'aise d'être installé parmi eux, dans les rangs de la famille, mais quand j'ai proposé à Cleo de m'éclipser pour leur laisser un peu d'intimité, la lueur de panique dans son regard m'a convaincu de demeurer près d'elle.

Elle a besoin de moi, alors je suis là. Quoi que je ressente aujourd'hui, c'est cent fois pire pour elle.

Les cloches qui carillonnaient se taisent, le silence se fait. Le service est sur le point de commencer... La directrice de chœur lance le premier chant, tandis que l'officiant prend place derrière son pupitre.

Je coule un regard en coin à Cleo. Mon cœur se serre en voyant son visage si affecté.

Mais c'est encore pire lorsque le prêtre entame son discours de bienvenue :

— Nous sommes rassemblés aujourd'hui en mémoire de Gemma et Philip Jackson, qui nous ont quittés il y a quelques mois pour rejoindre Notre Seigneur. Membres estimés de cette communauté, parents aimants pour leur fille Cleo, ils sont regrettés de tous et...

La connaissant bien, je m'attends à ce qu'elle saisisse son poignet gauche et le serre pour évacuer son stress ; à la mention du prénom de ses parents, elle a réprimé un hoquet. Cependant, c'est vers ma main que la sienne fuse. Ses doigts se coulent entre les miens, crispés, à m'en écraser les phalanges. Je suis surpris, mais je la laisse faire ; plus, je veille à ne pas réagir, afin qu'elle ne s'imagine pas que je préfèrerais lui retirer mon soutien. C'est tout le contraire.

Elle m'a demandé de venir avec elle à Kearney pour l'empêcher de s'effondrer. En suis-je capable ? Sa détresse est si poignante à cet instant... Je ne sais pas ce que je suis censé faire, comment l'empêcher de plonger. Quels gestes, quelles paroles sont ceux qu'il lui faudrait. Lui tenir la main, c'est à ma portée, mais est-ce suffisant ? Comment la rattraper alors qu'elle vacille ?

À travers nos paumes, alors que la cérémonie suit son cours, j'essaye de lui communiquer toute la force dont je dispose. Des bribes d'encouragement silencieux.

Tu es vivante.

Tu te relèveras.

Tu n'es pas privée d'amour.

Je sais bien que la télépathie n'existe pas, mais tout de même, mes pensées sont si intenses qu'elles doivent bien compter pour quelque chose, non ?

À aucun moment du service Cleo ne me lâche la main, ni même ne desserre sa prise. Pour autant, elle ne me regarde pas, focalisée sur les portraits de ses parents. Je la sens trembler, presque en continu. Parfois, je ne suis même pas certain qu'elle entend encore les paroles de l'officiant ou des différentes personnes qui se succèdent derrière le pupitre pour évoquer des souvenirs du passé. Elle semble plongée en elle-même, aux prises avec sa souffrance réveillée dans toute son intensité.

Je prie pour que le temps file à toute allure, afin de la libérer de cette douleur.

Heureusement, enfin, le dernier chant est entonné. Cleo s'agite près de moi ; au regard suppliant qu'elle me jette, je comprends qu'elle n'a qu'une hâte, s'extirper de cette église qui l'oppresse. Alors, dès que l'ultime refrain se meurt, sans lâcher sa main, je l'entraîne avec moi le long de l'allée centrale, afin que nous puissions gagner l'extérieur au plus vite, avant que quiconque ne nous arrête.

Une fois dehors, je la vois pencher la tête en arrière pour se tourner vers le ciel, et aspirer goulument l'air frais. Ses paupières se ferment ; je l'incite à se décaler pour que nous soyons un peu moins visibles depuis l'intérieur, et me place instinctivement de manière à la protéger de toute intrusion non désirée.

Au vu de son état, je m'attends à ce qu'elle ait besoin d'un long moment pour reprendre ses esprits, mais finalement, c'est au bout d'une minute à peine qu'elle me souffle :

— Est-ce que tu veux bien venir avec moi ?

— Où ça ?

— Au cimetière...

Je déglutis, acquiesce. D'un mouvement de tête, elle me désigne le portail de fer forgé attenant à l'église. Nous nous en approchons lentement ; je le pousse pour elle. Je craignais qu'il ne soit fermé à clé, mais il s'ouvre dans un grincement. Je prends soin de le refermer derrière nous, afin que nous ne soyons pas dérangés.

Il n'y a pas d'hésitation chez Cleo dans le chemin qu'elle doit prendre. La troisième allée sur la droite, dont le gravier crisse sous nos pas. Elle ralentit, jusqu'à s'arrêter devant une tombe dont le brillant des dorures trahit à quel point elle est récente. Je reconnais les noms de ses parents ; des photos, aussi, reproduites en noir et blanc dans des médaillons fixés à la pierre. Il y a des plaques commémoratives sur le granit, des fleurs aussi, fraîches : quelqu'un prend manifestement soin des lieux.

La tante de Cleo, probablement.

Hier, devant son ancienne maison, elle m'a évoqué tous ces merveilleux instants de vie qui avaient constitué son enfance. Ici, il n'y a de place que pour la mort. Le silence est écrasant, le froid insidieux.

Cleo fond en larmes.

De gros sanglots irrépressibles, où s'expriment toute sa tristesse, tout le poids de son deuil. Elle est incapable de dire quoi que ce soit ; il ne reste que cette souffrance, incommensurable.

Celle qu'elle a cherché à fuir, et qui vient exiger son dû aujourd'hui.

Elle s'agrippe à moi, noie de ses pleurs le pectoral de ma chemise noire. D'abord déstabilisé, je resserre mes bras autour d'elle. Même si notre relation me paraît trouble par bien des aspects, il y a une chose dont je suis certain : elle a besoin d'une présence à ses côtés en cet instant terrible.

Nous restons là longtemps, immobiles. Elle renifle, je la tiens contre moi. Des bribes de phrases s'agitent en moi, tout ce que je pourrais lui dire. Tout ce que je voudrais qu'elle sache pour repousser l'obscurité qui s'abat sur son être.

Mais je garde le silence.

Parce que face à l'étendue de sa douleur, j'ai terriblement conscience qu'aucun mot ne suffirait.

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant