Chapitre 20 - Cleo

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L'eau chaude coule sur ma peau. Je ferme les yeux, espérant qu'elle parviendra à chasser mes tensions. J'ai bien conscience que c'est peine perdue : demain, ce sont les championnats de mots croisés du Connecticut, et même si je n'y vais pas avec d'autre objectif que de donner le meilleur de moi-même, j'appréhende. Ce sera tout un week-end dans un lieu inconnu, à solliciter les rouages de mon esprit au plus fort de leur potentiel ; ce sera aussi le trajet le plus long que je ferai en voiture depuis mon accident. Jerry m'a l'air du genre à conduire prudemment, mais tout de même, c'est un gros pas en avant qui m'attend.

Il faut bien remonter en selle, cependant. Faire face à ses peurs. C'est pour ça que je suis venue ici ; je ne flancherai pas.

Me concentrant sur ma respiration pour aider ma détente – une profonde inspiration, une expiration au moins aussi longue –, je tends la main pour m'emparer de mon savon. Il répand une odeur de beurre de karité et d'aloe vera dans la cabine lorsque je le débouche. J'en fais couler un peu au creux de ma paume, puis commence à me frictionner.

Immanquablement, mon regard se pose sur mon bras gauche, et un goût amer envahit ma bouche.

J'ai eu la chance de me tirer vivante de l'accident qui a tué mon père, mais cela ne veut pas dire que je m'en suis sortie indemne pour autant – et je ne parle pas seulement des blessures qui ont déchiré mon âme. Sous le choc, mon radius s'est brisé en deux points, ce qui m'a valu plusieurs semaines de plâtre et de rééducation, que j'ai tout juste terminé avant de quitter Kearney. Le pare-brise de la voiture a explosé, projetant des éclats tout autour de lui. Beaucoup m'ont éraflée, plus ou moins profondément ; l'un d'eux s'est planté dans ma chair, juste au-dessous de mon coude. Les médecins l'ont extrait à l'hôpital, et ont recousu la plaie, mais la cicatrisation a été chaotique. J'en garde une boursouflure disgracieuse, claire et distendue sur ma peau sombre.

Je ne la supporte pas. À chaque fois que je la vois, elle me renvoie à tout ce que j'ai perdu. C'est comme la manifestation physique de ma tragédie, un boulet dont je ne pourrai jamais me débarrasser. Cet été, quelles que soient les températures atteintes sous le soleil brûlant, je n'ai porté que des vêtements à manches longues. Mes débardeurs dorment au fond de ma commode, et je ne sais pas si je trouverai le courage de les en ressortir un jour.

Parfois, je pense à faire recouvrir ma cicatrice d'un tatouage. La cacher, comme je cloisonne mon deuil au fond de mon esprit pour parvenir à avancer. J'avais même pris rendez-vous dans un salon quelques jours avant mon départ pour Danbury, choisi un dessin. Un adorable panda, qui m'aurait apporté un peu de douceur plutôt que cette insoutenable tristesse. Pourtant, le jour dit, je n'ai pas réussi à pousser la porte de la boutique. Un accès de culpabilité.

Je n'en peux plus de mon deuil, mais malgré tout ce que je me répète, je ne suis pas encore prête à m'en détacher.

Je détourne la tête pour éviter de regarder mon bras, et termine ma douche rapidement. Penser à tout ça a cassé le mood de détente dans lequel je me trouvais. Le plus tôt je pourrai dissimuler ma cicatrice derrière une couche de vêtements, le mieux ce sera.

Je me sèche, enveloppe mes cheveux dans un bonnet en soie, enfile mon pyjama. Je me sens déjà un peu mieux... C'est toujours au passé que je pense, mais plus à ma perte. Aux bons moments, même si une nostalgie douce-amère teinte désormais ces souvenirs. Je suis renvoyée un an plus tôt, la veille des championnats de mots croisés du Nebraska – les premiers auxquels j'ai participé. J'avais passé la soirée auprès de ma mère, à élaborer avec elle des stratégies pour tenter de marquer autant de points que possible. Nous avions passé en revue toutes les astuces tactiques qu'il me faudrait appliquer, spéculé sur les thèmes qui seraient choisis pour les grilles... Elle était déjà très fatiguée, mais je n'avais pas encore renoncé à l'espoir à ce stade. Je n'arrêtais pas de lui parler de l'édition prochaine, quand elle irait mieux et qu'elle pourrait s'inscrire à la compétition avec moi. Elle me laissait dire, sans renchérir cependant.

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant