Chapitre 33 - Cleo

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Le mois de janvier touche à sa fin ; de retour à la WestConn après les vacances de Noël, je n'ai pas tardé à me remettre sérieusement au travail pour mes cours, n'hésitant pas à me programmer de longues sessions de révision en soirée. J'ai bien réussi mes partiels du premier semestre, et je suis décidée à ce qu'il en soit de même pour ceux du second. Ma scolarité a pris un tour chaotique l'an dernier, mais je suis décidée à mettre toutes les chances de mon côté pour qu'elle reparte sur de bons rails. J'ai promis à ma mère que sa mort n'éteindrait pas ma flamme, et je tiendrai cette promesse. Pour elle, mais aussi pour moi.

Parfois, m'imaginer mener une vie entière sans mes parents me déchire de l'intérieur, mais je n'en ai qu'une. Je suis bien placée pour savoir qu'elle peut s'arrêter à tout moment. Alors le pire que je pourrais faire, c'est de la gâcher.

Je tourne la page suivante de mon polycopié lorsque mon portable sonne. C'est ma tante Mary ; il est vrai que je ne l'ai appelée qu'une fois depuis que je suis rentrée à Kearney pour lui donner des nouvelles. Ce qui n'est pas si mauvais signe, quand on y réfléchit : cela prouve bien que j'ai ma vie ici à présent, qui parvient efficacement à m'absorber. Je décroche ; je peux bien prendre cette pause pour discuter un peu avec elle.

— Allô ? je lâche.

— Cleo ! Comment vas-tu, ma puce ?

— Très bien ! La reprise des cours est intense, mais je ne m'attendais pas à autre chose.

— Oui, je me doute. Darnell et Winston aussi sont pas mal occupés en ce moment.

— Tout va comme vous voulez de votre côté ?

— Oh, tu sais, c'est l'hiver, alors la chaudière nous a fait quelques petites frayeurs, mais ton oncle y a jeté un œil et elle a l'air de vouloir tenir une année de plus, en fin de compte. Enfin, on croise les doigts en tout cas.

Je hoche la tête, tandis que ma tante laisse passer un instant de silence de son côté. Je la connais ; qu'elle marque de telles pauses n'est pas habituel. En temps normal, c'est plutôt une grande bavarde. Je ne suis donc qu'à moitié surprise lorsqu'elle enchaîne en déclarant :

— En plus des nouvelles, je t'appelais parce qu'il y a quelque chose dont je souhaite te parler.

— Vas-y.

— Tu le sais, le mois prochain, c'est... enfin, ça aurait été l'anniversaire de ton père.

Un courant glacé déferle dans mes veines. Le 19 février. Bien sûr que je le sais. Cela fait partie des dates auxquelles cela me fait mal de penser. Des dates auxquelles le monde me paraîtra un peu plus noir, quoi que je décide de faire ce jour-là.

Le 24 novembre, c'était l'anniversaire de ma mère, et ça a été dur de passer toutes ces heures à lutter contre mon réflexe de l'appeler, parce qu'elle ne décrochera plus jamais son téléphone pour qu'on discute toutes les deux. Les souvenirs d'elle m'ont submergée, et j'ai préféré m'isoler autant que possible, parce que je ne me sentais pas capable de tenir des conversations banales avec les étudiants qui m'entourent dans ce contexte. Je me suis rendue à la chapelle du campus pour me recentrer, penser à elle avec un peu plus d'espoir.

— Les mois passent, mais il est toujours dans nos cœurs, poursuit ma tante. Tout comme ta mère, bien sûr. C'est pourquoi je voudrais organiser un service en leur mémoire le dimanche d'après, le 23 février. J'ai déjà commencé à en discuter avec le père Roth, mais avant d'avancer dans les préparatifs, je voulais vérifier avec toi si tu pouvais être disponible à cette date. Je pense qu'il serait important que tu sois là. Tu n'es pas rentrée à Kearney depuis que tu as déménagé à Danbury. Tu nous manques, ma puce.

Je ne suis plus glacée, mais tétanisée. Bien sûr qu'il faut que je me rende à cet hommage : je tiens à me souvenir de mes parents autant que ma tante, sinon plus. C'est juste que d'un coup, je me sens vaciller au bord de l'abîme de tristesse dont je veille à rester à distance la plupart du temps. Je sais que retourner à Kearney me mettra un coup terrible ; c'est bien pour cela que je ne l'ai pas encore fait depuis mon départ, y compris à Noël. Tous ces souvenirs que j'ai laissés là-bas, toute cette peine dont je me suis extraite... La perspective de me les reprendre de plein fouet me terrifie.

Pour autant, je ne peux pas envisager de ne pas être là. Dire à ma tante que je ne me déplacerai pas. Elle ne comprendrait pas. Moi non plus, je ne me comprendrais pas. Je ne pourrais pas me regarder dans un miroir après ça. Je dois être là, faire face à cette épreuve. La manière dont il me faut agir est claire, c'est de la force mentale que ce week-end exigera de moi dont je doute.

Étonnamment, le détail auquel mon esprit se raccroche pour ne pas sombrer dans un tourbillon incontrôlable d'angoisse, c'est que le 23 février, c'est la date des finales nationales des championnats de mots croisés. Je l'avais pré-inscrite dans mon agenda avant les qualifications du Connecticut – sait-on jamais –, et depuis, Jerry la mentionne si souvent que je n'aurais pas pu l'oublier, même si je l'avais voulu. Cependant, prétendre que je ne peux pas venir à Kearney à cause de cela serait un prétexte : certes, j'avais plus ou moins envisagé de suivre la compétition sur les lives YouTube qui sont généralement mis en place pour la retransmettre à travers tout le pays, mais leurs replays seront toujours disponibles le lendemain. Et puis, ma tante proposerait un autre week-end, voilà tout. Honorer la mémoire de mes parents lui tient à cœur – à raison. Alors je lui réponds :

— Compte sur moi. Je serai là.

Ma voix est étranglée, et il y a un flou à la lisière de ma vision.

Oui, je serai là... même si j'ignore encore comment. Même si à cet instant, je ne sais pas comment je vais faire pour monter dans cet avion pour Kearney, comment je tiendrai debout deux jours entiers assaillie par la douleur d'une perte dont je ne me remettrai jamais vraiment.

Il me reste un peu plus d'un mois pour le déterminer...

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant