L'avion vole paisiblement au-dessus de l'Iowa. Il est un peu plus de vingt-deux heures trente, et le pays est plongé dans la nuit. Par le hublot, j'aperçois des points lumineux qui défilent, grappes dorées signalant les villes. C'est beau. J'imagine que lorsqu'on voyage beaucoup, on s'habitue à de telles vues, mais pour moi, elles conservent encore toute leur magie.
Sur le siège à côté du mien, Cleo s'est endormie. Cela vaut mieux. J'aurais adoré passer tout le trajet à discuter avec elle, mais elle mérite ce répit avant la tempête. Cette escapade dans le monde intérieur de ses rêves, là où ses peurs ne peuvent plus l'atteindre. Alors que ce week-end approchait, j'ai perçu sa tension, grimpant jour après jour. Tout à l'heure, à l'aéroport, sa nervosité crevait le plafond. Je l'ai trouvée plus renfermée sur elle-même. Elle serrait son poignet si fort que j'ai craint qu'elle n'y laisse des marques... J'ai tenté de lui changer les idées en lui parlant des finales nationales qui commenceront demain, en lançant des spéculations sur les grilles que les concurrents auront à affronter. Elle m'a répondu, mais avec bien moins d'entrain que d'ordinaire. J'espère que c'est ce qu'elle attendait de moi. En l'accompagnant à Kearney, je me sens investi d'une mission. Elle craint de s'effondrer, et elle compte sur moi pour que cela ne se produise pas. Je ne suis pas certain de la manière de procéder, mais ce qui est sûr, c'est que j'ai rarement pris quoi que ce soit autant au sérieux. Je n'en ai sans doute pas la capacité, mais je voudrais la protéger de toute douleur, absorber la tristesse qui ne manquera pas de déferler sur elle. L'imaginer en détresse me fait tant de peine que j'en ai mal.
J'ignore ce qu'elle voit en moi, mais ce n'est pas important. Si elle veut que je sois à ses côtés, alors je serai là. Je l'aime. Tout ce que je peux lui donner, elle l'aura.
Qu'elle se soit assoupie a un autre avantage : je peux la contempler, bien plus librement que je m'y autorise d'ordinaire. Même sous l'éclairage peu flatteur de l'avion, elle est si belle... Ses traits détendus par le sommeil, ses lèvres pleines légèrement entrouvertes, elle semble briller d'une lumière intérieure que je ne veux jamais voir s'éteindre. Il y a des bijoux argentés parmi ses tresses ; ils me fascinent au moins autant que le paysage nocturne de l'autre côté du hublot.
Je soupire. Moi aussi, je suis nerveux, bien que pour des raisons différentes. J'aimerais tant être à la hauteur de ce qu'elle souhaitait en me demandant de venir avec elle. Mais je commets si souvent des erreurs sans le vouloir, certaines l'ont déjà tant blessée... J'ai peur de recommencer malgré moi, alors qu'elle sera dans un état de vulnérabilité extrême. Car non, je ne me fais pas confiance. Je suis incroyablement flatté que Cleo ait pensé que je pouvais lui apporter quelque chose ; j'espère que ce n'était pas à tort...
Sara croit en moi : quand j'ai évoqué ce week-end à Kearney devant elle, elle a tout de suite compris qu'il avait forcément un rapport avec Cleo, et elle m'a interrogé tambour battant, activant son mode « grande sœur poule ». Je n'ai jamais su lui tenir tête quand elle est comme ça – non que je le souhaite vraiment, certes –, alors je lui ai tout raconté.
À la fin, elle m'a pris dans ses bras et m'a souhaité bon courage. Je lui ai dit que j'avais peur de ne pas être celui que Cleo attend ; elle m'a répondu que si c'est vers moi qu'elle s'est tournée, c'est qu'elle a confiance en moi, que j'ai réussi à lui prouver, peu à peu, que je suis quelqu'un sur qui je peux m'appuyer.
— Sois juste toi-même, Petite Nouille, m'a-elle finalement conseillé avec un sourire, en tapotant mon front.
Mais si ça ne suffisait pas ? Si je blessais Cleo une fois de plus ? Si...
J'en suis là de mes réflexions quand soudain, je sens un poids sur mon épaule droite. Je me tourne lentement. Endormie, Cleo a remué sur son siège, et sa tête repose désormais contre moi. Je respire son odeur de karité avec l'impression que mon cœur va exploser. Jamais encore nous n'avons été aussi proches – physiquement, s'entend. Je sais bien qu'éveillée, elle ne se laisserait probablement pas aller à ce point, mais ici, au-dessus des nuages, moi aussi je peux m'autoriser à croire un temps à mes rêves avant de devoir revenir sur Terre ; ces rêves que je ne peux pas m'autoriser à nourrir, surtout dans des circonstances comme celles de ce week-end, mais qui dansent malgré tout à la lisière de ma conscience.
Des rêves où nos âmes se seraient trouvées. Où tout l'amour que je lui porte trouverait un miroir dans le sien...
Alors, bien que mes muscles s'engourdissent, je ne bouge pas d'un pouce, espérant que l'arrivée soit encore loin.
***
Mes yeux me piquent lorsque nous pénétrons dans le terminal de l'aéroport de Kearney. Nous sommes en chemin depuis le début d'après-midi – tant pis pour mes cours de ce vendredi que j'ai sacrifiés –, et contrairement à Cleo, je n'ai pas dormi un seul instant. Je n'y parviens jamais dans les transports... La fatigue commence à me rattraper.
— Mon cousin devrait nous attendre après la zone de récupération des bagages, me glisse-t-elle.
Cette simple remarque suffit à me rappeler de garder le dos droit et l'air alerte, malgré ma fatigue. Je veux faire bonne impression à ce Darnell, qui compte pour elle. Ce n'est pas le moment de tout gâcher parce que je pense à mon oreiller.
Lorsque nous passons les ultimes portes coulissantes avec les quelques autres passagers de notre vol, le regard de Cleo s'illumine au moment où elle repère un grand jeune homme posté derrière les barrières métalliques. Noir comme elle, il est doté d'une carrure impressionnante – je parie que s'il n'a pas joué dans l'équipe de football américain locale, il a au moins été fortement courtisé. Lui aussi sourit en la voyant, et contournant l'obstacle qui les sépare, elle lui saute dans les bras.
— Cousine ! Tu nous as tellement manqué, à tous ! s'exclame-t-il.
— C'est bon de te revoir, Darn', lui répond-elle.
Pour ma part, j'attends, ne voulant pas troubler leurs retrouvailles. Mon silence n'empêche pas Darnell de me repérer, cependant ; dès que Cleo s'écarte de lui, son regard tombe sur moi. Ses sourcils sont légèrement froncés, et même moi, je suis capable d'identifier la méfiance dans son expression.
— Voici Neal, l'ami dont je t'ai parlé, embraye sa cousine. Et Neal, voici Darnell.
— Enchanté, je déclare.
Peut-être que j'ai l'air un peu guindé, mais mieux vaut paraître trop poli que pas assez, n'est-ce pas ?
Darnell me répond d'un hochement de tête, puis fait un mouvement pour s'emparer de la valise de Cleo. Cette dernière annonce alors :
— Je suis désolée, il faut absolument que je passe aux toilettes avant qu'on monte en voiture. Je vous rejoins ici.
Une seconde plus tard, elle a disparu, nous laissant Darnell et moi dans un face-à-face gênant. Je cherche quelque chose à dire pour briser le silence, mais il me devance :
— Un ami, hmm ?
— C'est bien ce qu'a dit Cleo.
D'accord, moi, je voudrais être bien davantage. Toutefois, si j'ai été capable de me confier aux Dolphins, je ne me sens pas de tout déballer à un inconnu, surtout un gars comme celui-là, capable de me briser en deux au moindre faux pas – et qui n'hésitera manifestement pas à le faire.
— Elle va avoir besoin de soutien ce week-end, alors elle m'a demandé de l'accompagner, je précise. Si tu as davantage de questions, tu peux les lui poser, parce que moi, ça m'a suffi.
Darnell se déride quelque peu. Un nœud dans mon ventre se desserre. Si cette brève discussion était un test, je crois que je ne m'en suis pas trop mal sorti... Il n'empêche que je suis soulagé que Cleo revienne près de nous l'instant suivant : en sa présence, au moins, son cousin me laissera en paix.
Sur ce, nous prenons la direction du parking. Le cœur battant, je m'exhorte encore une fois à être à la hauteur de ce que Cleo attend de moi ce week-end.
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My Crushing Wave
RomanceS'il y a bien une chose à laquelle Neal ne s'attendait pas en faisant sa rentrée en troisième année à l'université de Danbury, c'est à voir débarquer Cleo devant lui. Oui, passionnés de mots croisés tous les deux, cela fait des mois qu'ils se parlen...