Chapitre 14 - Neal

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S'entraîner aux mots croisés a quelque chose d'expérimental. Ce n'est pas un sport reconnu, avec ses structures bien établies, ses coachs, ses méthodes de détection et d'accompagnement des jeunes talents – tout ce dont je dispose pour la natation. Il y a bien moins de pratiquants, et de reconnaissance. Nous autres passionnés faisons de notre mieux pour progresser, mais personne n'est là pour nous guider. Déjà, j'ai de la chance qu'il existe un club d'amateurs à Danbury ; à travers le pays, nombreux sont ceux qui doivent se reposer entièrement sur le virtuel pour pratiquer. Nous sommes une petite dizaine à nous réunir une fois par semaine, le dimanche après-midi – ce qui est parfait pour moi car c'est justement le seul jour où je ne suis pas attendu à la piscine, en dehors de quelques compétitions exceptionnelles. Nous nous entassons gaiment dans le salon de Kenneth Parker, un sympathique retraité qui est également notre président – sans aucune concurrence pour lui disputer ce titre, parce que nous avons tous conscience que sans les efforts qu'il fait pour organiser nos séances, elles n'auraient même pas lieu. Puisqu'il vit seul depuis son divorce, gérer notre club lui permet de s'occuper. D'un entraînement sur l'autre, il recherche les grilles sur lesquelles nous allons nous exercer – voire les crée lui-même quand l'inspiration lui vient –, les imprime, met à jour notre site Internet et se tient au courant des événements qui pourraient nous intéresser – comme lorsque les castings pour un jeu télévisé basé sur les lettres ont été organisés à une cinquantaine de kilomètres de notre ville. Il nous prépare aussi des cookies, les semaines où il est particulièrement motivé – l'avantage des mots croisés, c'est que l'on peut grignoter en pratiquant, ce que la natation ne permet absolument pas.

Il abat beaucoup de travail, si bien que ses décisions concernant le club sont souveraines. Et depuis toujours, il part en vacances début septembre : ainsi, après la pause estivale, les entraînements ne reprennent pas à la rentrée, mais un peu plus tard. Il n'y a pas à dire, la discipline à laquelle le coach Cabrera soumet les Dolphins est bien plus stricte... J'avoue que ces rendez-vous hebdomadaires m'ont manqué, et que je comptais les jours jusqu'à leur retour.

Ce dimanche, en arrivant au bout de la rue où habite Kenneth, j'ai le pas léger. Pendant les vacances, je suis resté déterminé et je n'ai pas relâché mes efforts pour hausser mon niveau. J'ai hâte de mesurer à quel point ils ont payé. L'année dernière, j'ai terminé cinquième aux championnats du Connecticut – alors que seuls les deux premiers décrochent leur ticket pour les finales nationales. Je veux faire mieux à la prochaine édition, enfin réaliser mon rêve. Je sais que j'en suis capable ; j'étais tout proche la dernière fois. Et ce moment de faire mes preuves est tout proche : les sélections ont lieu à l'automne, fin octobre. J'y ai pensé tout l'été.

Mon tour est arrivé, je le sens. Je ne le laisserai pas passer.

Une fois à destination, je n'ai pas besoin de sonner : Kenneth a laissé sa porte d'entrée ouverte. Je traverse son entrée pour rejoindre le salon. Je connais le chemin, après des années à l'emprunter.

— Salut tout le monde ! je lance.

Je suis un peu en avance, mais une bonne moitié des membres du club sont déjà là. Je les balaye rapidement du regard : sans surprise, il n'y a pas de nouvelle tête. Roseanne Clark, qui travaille à la mairie, m'adresse un petit signe de la main, tandis que Lara Fitzpatrick, avec qui elle est en grande conversation, me sourit chaleureusement. Sur le canapé, Samuel Henderson relève un instant le nez des feuilles qu'il est en train de disposer en paquets pour hocher le menton dans ma direction ; depuis la cuisine, Kenneth me renvoie un « bonjour » retentissant.

Celui qui ne fait pas le moindre geste pour me souhaiter la bienvenue, c'est Jerry Rinehart. Sur le papier, lui et moi aurions tout pour être proches, pourtant. Nous sommes les deux seuls étudiants de la WestConn parmi les membres du club – en fait, nous sommes aussi les seuls dans la vingtaine. Mais il y a quelque chose entre nous qui ne fonctionne pas. Peut-être parce que nous sommes trop semblables, justement. Lui aussi, il rêve de se qualifier pour les championnats nationaux, et s'entraîne énormément dans ce but. Sauf qu'encore une fois, il n'y a que deux places pour tout le Connecticut. Techniquement, elles pourraient nous revenir à tous les deux, mais c'est peu probable : Danbury n'est pas la seule ville de l'État où l'on trouve des amateurs. La concurrence est rude pour espérer une qualification. Et Jerry est convaincu qu'entre nous, c'est lui qui la mérite. Il ne cesse de mettre en avant le nombre de grilles qu'il résout entre les réunions de notre club, ses résultats aux challenges en ligne – certes régulièrement meilleurs que les miens –, les définitions qu'il apprend par cœur pour gagner quelques précieuses secondes si elles viennent à surgir... Contrairement à moi, il n'a aucun mal à parler aux autres, et il ne s'en prive pas ; mais c'est surtout pour discourir à propos de lui-même. Le pire, c'est que je suis le seul que cela paraît agacer au sein du club. Combien de fois n'ai-je pas entendu vanter les mérites de notre « jeune espoir »...

Je n'ai pas envie de prendre le risque de mettre une mauvaise ambiance, alors je laisse dire. J'ai aussi conscience que si je fais mine de remettre en question le statut de chouchou de Jerry, il serait tout à fait capable de contre-attaquer pour le défendre, en me rabaissant si besoin. De toute façon, accepter la situation ne demande de moi que du silence, et ça, je suis capable d'en fournir autant que nécessaire. Je prends soin de m'asseoir à l'autre bout du salon de Kenneth, voilà tout. Ce n'est pas si terrible.

Daniel Mauser arrive à son tour, et à lui, Jerry réserve un accueil enthousiaste. Il l'invite à s'asseoir près de lui, lui demande comment s'est passé son été... C'est vrai qu'il a intérêt à cultiver son amitié : Daniel tient un café dans le centre-ville, et pour son « petit protégé », les boissons y sont toujours gratuites. Non que je sois jaloux : j'ai rarement l'occasion de me rendre par là-bas, alors qu'est-ce qu'économiser quelques dollars de temps à autre pourrait bien me faire ?

Parfois, je me demande à quel point ma vie serait différente si j'avais le sourire facile, comme lui, des cheveux blonds savamment rejetés en arrière et une chemise au dernier bouton ouvert. Si j'avais l'art de dégainer le bon compliment au moment opportun, de charmer mes interlocuteurs avec des paroles parfois creuses, mais douces comme du miel. Oui, on m'apprécierait sans doute plus... mais même pour parvenir à ce résultat, je ne me sens pas capable de changer à ce point.

— Bon, tout le monde, il va être temps de commencer, ça fera venir les retardataires ! s'exclame Kenneth en sortant de sa cuisine, une assiette de cookies encore fumants en main.

Il les dépose sur la table au centre de la pièce, puis se tourne vers Samuel, qui lui tend les piles de feuilles qu'il a soigneusement triées.

— Histoire de reprendre tranquillement, je vous propose juste un petit décrassage aujourd'hui. J'ai contacté la ligue de l'Oregon pour qu'ils m'envoient les archives de la dernière édition de leur championnat : on va s'entraîner là-dessus en prenant vos chronos, histoire de voir comment tout le monde s'en sort après la coupure de vacances. Allez, venez chercher vos grilles. On n'aura probablement pas le temps de toutes les faire cet après-midi, mais vous pourrez terminer pendant la semaine et on en discutera dimanche prochain. Lara, je peux te désigner maîtresse du temps, comme d'habitude ?

L'intéressée hoche la tête tout en ouvrant un minuteur sur son portable. Les paquets de feuilles sont distribués à la ronde, et je suis en train de chercher un stylo dans mon sac quand soudain, une voix dont je reconnais immédiatement le timbre chaud retentit dans mon dos :

— Excusez-moi... C'est bien ici, la réunion du club des amateurs de mots croisés de Danbury ?

Je pivote lentement. Envolée, la concentration que je commençais à rassembler pour essayer de mettre la pâtée à Jerry lors de notre première confrontation de l'année. Ma respiration se coupe, parce que Cleo est désarmante. Elle se tient debout dans l'encadrement de la porte du salon de Kenneth, balayant les lieux de l'or de ses prunelles, la bouche légèrement entrouverte. Il y a dans son expression une timidité que je n'avais pas encore vue chez elle.

— Ah, tu dois être la jeune femme qui m'a envoyé un mail plus tôt cette semaine ! l'accueille notre président. Cleo, c'est ça ? Viens, prends place. Tu es au bon endroit.

Il lui désigne une chaise libre à côté de Jerry, et elle s'empresse de traverser le salon pour aller s'installer, en saluant tout le monde au passage. Elle ne me jette pas un regard, alors que moi, je ne peux détacher le mien d'elle.

Qu'est-ce qu'elle fait là ?

Quand on y réfléchit, c'est logique qu'elle ait pris la décision de rejoindre notre club. Les mots croisés sont sa passion, à elle aussi, et il n'y a pas trente-six endroits pour la pratiquer à Danbury. Avec du recul, je me trouve stupide d'être surpris de la voir. Mais vraiment, je n'avais pas pensé que je pourrais me retrouver en sa présence ici. Après la discussion où elle m'a avoué les tragédies qu'elle a fuies en quittant Kearney, et la manière dont elle m'a annoncé que nous étions quittes désormais, je croyais que nos chemins ne se croiseraient plus jamais – parce qu'elle ne veut plus rien avoir à faire avec moi, elle a été claire sur ce point. La revoir alors que seuls quelques jours ont passé me bouleverse.

Inutile que je m'imagine faire une bonne performance à l'entraînement aujourd'hui. Je sais déjà, au rythme erratique de mon cœur, que je ne parviendrai pas à me plonger dans ma bulle aujourd'hui.

Parce que Cleo brouille toutes mes cases, et qu'à la place des mots recherchés par les définitions, c'est son prénom que j'aurai envie d'inscrire.

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant