Ce n'est que le lendemain en fin d'après-midi que je trouve un peu de temps pour me poser devant mon ordinateur.
Hier soir, encore épuisée émotionnellement, je me suis couchée tôt. Après avoir quitté Neal, je suis rentrée à ma résidence universitaire, où j'ai retrouvé Selena. J'ai mangé un plat à réchauffer avec elle en lui racontant mon week-end – elle s'inquiétait pour moi, sachant à quel point j'appréhendais de regagner Kearney. Je lui ai parlé de mes retrouvailles avec ma famille, du service... mais pas de la nuit qui ne veut pas quitter ma tête.
La meilleure manière de l'oublier, c'est de ne pas l'évoquer. À quoi bon ? Elle ne débouchera sur rien, alors autant que je protège mon cœur au plus vite.
J'y ai pourtant repensé une fois couchée, hantée par ces étreintes qui ressemblaient tant à de l'amour. Mes efforts pour barricader les souvenirs qui remontaient sont restés vains, et il m'a fallu longtemps, très longtemps pour m'endormir...
Aujourd'hui, j'ai été prise par mes cours non-stop, surtout en ayant séché ceux d'hier – pour assister à la cérémonie de dimanche, au vu des horaires d'avion, je n'avais d'autre choix que de rentrer le lundi. Je m'étais mise d'accord avec une camarade de promo pour qu'elle me passe ses notes, et j'ai dû me rendre à la bibliothèque pour les photocopier. Je les ai étudiées dans la foulée, histoire de me mettre à la page.
Et maintenant, me voilà de retour dans ma chambre, prête à m'accorder une pause. Selena est déjà rentrée : allongée sur son lit, elle potasse un manuel de comptabilité. Relevant la tête, elle me salue :
— Hey ! Wow, à ta mine, tu as eu une grosse journée !
Je soupire.
— Oui, c'était intense... Pas mal de choses à rattraper.
Et pas mal de pensées qui s'agitaient en moi, mais ça, j'ai peur de le lui confier... Elle est toujours si optimiste, et si confiante en la force de l'amour grâce à celui qui la lie à James : si je lui parlais de ce qui s'est passé entre Neal et moi, elle m'encouragerait à y croire, je le sais. Et c'est l'écueil dont je dois me prémunir si je ne veux pas qu'il me fracasse de nouveau.
J'ignore qui pourrait être plus objectif. Ernest, peut-être : au vu de tous les entraînements de natation qu'ils ont en commun, il fait partie de ceux qui connaissent Neal le mieux – pour autant qu'il soit possible de percer sa carapace. Il m'a écrit ce matin, pour prendre des nouvelles après mon week-end à Kearney. Je le lui ai raconté rapidement, et j'ai ajouté que son coéquipier avait été d'un grand soutien pour moi. Ce à quoi il a répondu :
Je n'avais aucun doute là-dessus. Il tient à toi, tu sais, même si ce n'est pas le meilleur pour l'exprimer.
J'ai lu et relu ces deux phrases au moins dix fois, brûlant d'interroger Ernest pour qu'il développe davantage... mais je n'ai pas osé. J'aurais été contrainte de laisser entendre ce que moi, je ressens ; et quitte à ce que ce ne soit pas partagé, je préfère éviter que mes amis me prennent en pitié. J'en ai assez d'être la pauvre Cleo à qui il n'arrive que des malheurs – la mort de mes parents, le choc brutal de mon arrivée à Danbury. Autant tout ravaler que de repartir dans un cercle vicieux de compassion et de souffrance.
— Tu vas t'en sortir ? m'interroge Selena. Tu as besoin d'aide pour quoi que ce soit ?
— Merci, ça ira. Là, tout ce qu'il me faut, c'est me vider la tête un peu. J'ai les résultats des championnats nationaux de mots croisés à analyser, ça va m'occuper.
Ma colocataire me sourit et lève le pouce, avant de se replonger dans sa lecture ; pour ma part, je pose mon sac et allume mon ordinateur. Je n'ai pas oublié que Michael et Jerry portaient haut les couleurs du Connecticut ce week-end ; mais à Kearney, je ne me sentais pas de suivre la compétition en live : j'avais bien d'autres choses à penser. Pour ne pas être dérangée, j'avais même mis en sourdine le WhatsApp du club. Cependant, maintenant que j'ai un peu de temps devant moi, je veux tout savoir de leur performance. Quelles grilles ils ont dû résoudre, de quelle nature étaient les challenges qu'ils ont dû affronter... Leur résultat, aussi. Michael avait ses chances sérieuses pour la victoire ; quant à Jerry, j'espère qu'il est monté aussi haut dans le classement qu'il l'a pu. Même s'il m'a parfois agacée à tout ramener sans cesse à sa qualification, il a fourni trop d'efforts pour que je ne lui souhaite pas qu'ils aient payé.
Je me connecte au site officiel de la compétition, et tombe immédiatement sur la photo du gagnant. Ce n'est pas Michael, malheureusement, mais un certain Shawn, de l'Arizona. Il brandit fièrement son trophée, et je me réjouis pour lui : à son sourire, il est évident qu'il est aux anges.
Je clique sur le bouton permettant d'accéder au classement complet et commence à scroller. Les noms défilent ; il me faut un certain temps pour repérer celui de Jerry, à la 68ème place. Pas si mal, pour une première participation. Je me doute qu'il aurait espéré mieux, qu'il visait la première moitié, mais c'est déjà honorable. Au moins, il a une marge de progression pour l'an prochain – s'il parvient de nouveau à atteindre l'échelon national. Neal mérite son tour lui aussi...
Je continue à descendre, et fronce les sourcils. J'ai parcouru toute la liste sans trouver le nom de Michael. J'ai dû le rater... Je remonte tout en haut : vu son niveau, c'est là que je dois le chercher. Cependant, aucune trace de lui dans le top 10, ni même dans le top 20. Étrange : de ce que je sais, il est très constant en général. Que s'est-il passé ?
Je fais un Ctrl + F pour le chercher dans la page, mais la manœuvre ne me renvoie rien. Mon front se plisse encore plus. Il n'aurait donc pas participé ? Pourtant, même s'il était forfait, le classement devrait l'indiquer, sauf s'il l'a annoncé bien en amont de l'événement. Et dans ce cas, un autre candidat aurait dû être sélectionné pour le Connecticut.
Je presse Ctrl + F de nouveau, cette fois pour rechercher le nom de l'État. Deux occurrences : la première sur la ligne de Jerry, bien sûr, la seconde un peu plus bas, à la 89ème place. Je lis le nom associé : Robin White. Je fouille mes souvenirs : oui, ça me dit quelque chose. Nous nous sommes croisés il y a quelques mois, à Hartford. Il appartient au club de Colchester, je crois ; c'est un peu flou.
Ce qui ne l'est pas le moins du monde dans ma mémoire, en revanche, c'est la place à laquelle il a terminé lors de nos qualifications locales. Il était quatrième...
Or, pour qu'il se soit retrouvé aux finales nationales, il n'y a qu'une seule possibilité. Si le premier du classement s'est désisté, alors on a dû d'abord proposer son ticket d'entrée au troisième : Neal. Et si ce n'est pas lui qui a défendu les couleurs du Connecticut le week-end dernier, c'est qu'il a renoncé à cette opportunité.
Je laisse échapper un hoquet étranglé, suffisamment sonore pour que Selena redresse la tête, étonnée. Je pensais que le tumulte de mes émotions s'était enfin apaisé quelque peu... mais d'un coup, cette prise de conscience suffit à le relancer, encore plus fort qu'auparavant.
— Cleo ? Tout va bien ? s'inquiète mon amie.
Je suis incapable de lui répondre. Mes pensées ont brutalement disjoncté ; sans attendre, je bondis de ma chaise et m'élance hors de la chambre.
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My Crushing Wave
RomanceS'il y a bien une chose à laquelle Neal ne s'attendait pas en faisant sa rentrée en troisième année à l'université de Danbury, c'est à voir débarquer Cleo devant lui. Oui, passionnés de mots croisés tous les deux, cela fait des mois qu'ils se parlen...