Chapitre 16 - Neal

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Ma journée de cours terminée, mon entraînement quotidien de natation derrière moi, je fais face à mon bureau pour avancer dans la résolution des grilles du championnat de l'Oregon que Kenneth nous a laissées pour que nous les travaillions d'ici dimanche prochain. De son côté, mon colocataire révise en silence. C'est parfait : nous ne nous dérangeons pas.

Pourtant, mes temps sont ridicules par rapport à mes performances habituelles. Je viens de bloquer pendant plusieurs secondes pour trouver la « divinité haïtienne » en trois lettres – LOA – alors que cela fait pourtant partie de la liste des mots courts usuels que je suis censé connaître par cœur. D'un coup, le terme ne me revenait plus.

Je n'ai pas l'habitude d'être si distrait, et je n'aime pas ça. En temps normal, tourner tout mon esprit vers la grille devant moi ne me pose aucun problème, au contraire : c'est cette absorption totale hors du monde que je recherche.

Mais ce soir, il y a un visage qui ne veut pas s'effacer de mon cerveau pour me laisser résoudre mes mots croisés en paix. Celui de Cleo... Dimanche, j'ai finalement réussi à me concentrer suffisamment pour garder la tête haute face à la concurrence de Jerry – j'aurais aimé le battre à davantage de reprises, mais j'ai tout de même été à la hauteur de ce qui était attendu de moi. C'est comme si j'en payais le contrecoup à présent. C'est peut-être d'avoir parlé à nouveau avec elle après la réunion du club, devant chez Kenneth. Pourtant, sur le coup, j'ai à peine réussi à la regarder ; c'est un comble qu'à présent, son image s'imprime si vivement dans mes synapses. J'aurais tellement aimé que notre discussion se prolonge, que nous retrouvions un peu de nos échanges d'avant... Elle me manque, comme jamais elle ne m'a manqué alors que des centaines de kilomètres nous séparaient. J'ai mal de remémorer ses sourires, en ayant douloureusement conscience qu'ils étaient adressés à tous les membres du club, sauf à moi.

Merde. Mes pensées ont encore dérivé, et je réalise que je me tiens immobile, le crayon en l'air, depuis un temps indéterminé. Encore une grille sur laquelle j'ai totalement foiré mon chrono... La mort dans l'âme, je prends conscience qu'il vaut mieux que j'arrête le massacre avant de me planter sur l'intégralité de l'archive qui me sert de base d'entraînement. Je m'y remettrai demain, quand j'aurai les idées plus claires. D'ici là, j'ai d'autres moyens de progresser vers lesquels me tourner – moins plaisants, mais nécessaires. Ça implique principalement d'ingurgiter des listes : de mots selon des schémas bien précis (par exemple, tous les termes de huit lettres avec un E en première et en quatrième position), des définitions usuelles, des éléments de culture générale (comme l'ensemble des titres des chansons d'un artiste connu, pour parer à l'éventualité d'une grille à thème). Je me souviens des difficultés que j'ai eues récemment pour retrouver Budapest à partir de son surnom, et je décide de terminer ma session en travaillant sur ce point. J'ouvre mon ordinateur ainsi que mon carnet de brouillon, déterminé à réunir autant d'épithètes que possible pour qualifier les capitales du monde. Heureusement, je ne tarde pas à tomber sur le site d'un passionné de géographie qui s'est amusé à en établir un registre – ce qui va pas mal me mâcher le travail, je dois l'avouer. Je trace mon tableau habituel sur ma page : en plus du mot et de sa définition, je recense son nombre de lettres, et s'il en contient des particulièrement rares qu'il serait intéressant que je note. C'est ma méthode personnelle, celle qui fonctionne le mieux avec moi. Je sais que certains membres du club en ont d'autres – il y en a même qui n'ont jamais sauté le pas de ce type de listes, en raison du caractère fastidieux de la démarche. Et je peux les comprendre, parce que tout le monde n'est pas prêt à investir autant d'énergie dans les mots croisés, mais pour progresser, des étapes comme celles-ci sont quasiment indispensables. Comme les séances de musculation pour la natation. Espérer remporter des courses sans aucun travail hors de l'eau est impensable. Ce n'est pas plaisant, mais le coach Cabrera nous en fait passer par là quatre fois par semaine.

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant