C'est avec gravité que je précède Cleo jusqu'au parking le plus proche de sa résidence universitaire. J'ai une conscience aigüe de la responsabilité qui va être la mienne : la conduire à Hartford sans encombre – sans qu'il ne nous arrive quoi que ce soit sur la route, mais aussi sans lui provoquer la moindre raison d'angoisser, ne serait-ce que pour un instant. Elle a une fragilité encore à vif, que je dois traiter avec délicatesse. Pas vraiment pour sauvegarder notre relation, vu le peu qu'il en reste, mais surtout pour éviter de réveiller ses blessures. Elle en a déjà subi bien trop pour une toute une vie.
Elle ne dit rien, et comme je le lui ai promis, je ne cherche pas à lui parler – même si, de manière surprenante venant de moi, ce n'est pas l'envie qui m'en manque. J'entends ses pas sur le bitume de l'allée derrière moi, et ce son me livre la seule information dont j'ai besoin : elle est toujours là, elle me suit. Rien que ça, ce n'était pas gagné.
Nous approchons de la voiture de Sara. Une petite citadine Toyota, blanche. Trois ans, un peu plus de quarante mille kilomètres au compteur. Je m'efforce de la voir à travers les yeux de Cleo. Ce n'est pas le genre de véhicule qui en impose, mais elle est fiable. On s'y sent facilement à l'aise.
Je sors les clés de ma poche, appuie sur le bouton de déverrouillage. Les phares clignotent joyeusement avec un bip. J'ouvre ensuite le coffre ; sans un mot, Cleo y dépose son sac, juste à côté de ma propre valise. Puis elle prend place côté passager, tandis que je m'installe derrière le volant. Je ressens sa tension au moment de mettre le contact. J'ai déjà démarré cette voiture un bon paquet de fois – Sara me la prête facilement quand j'en ai besoin contre la promesse de passer l'aspirateur entre les sièges, ce qu'elle déteste. Pourtant, je me sens aussi nerveux que le jour de mon permis de conduire.
Probablement parce que je suis de nouveau en train de passer un examen, quoique d'un tout autre type.
Je manœuvre pour sortir du stationnement, quitte le parking et m'engage sur la route. Heureusement que je connais bien les rues à proximité du campus, parce que là, j'ai bien besoin de repères pour m'aider à résister à la pression.
Je perçois les coups d'œil réguliers que Cleo me lance. Ce n'est pas moi qu'elle observe, bien sûr ; c'est ma conduite qu'elle surveille. Je veille à ce qu'elle soit aussi douce que possible, afin de la mettre en confiance. Pour ma part, je dois résister à la tentation de me laisser distraire par sa présence. Après toutes ces semaines à la côtoyer au club de mots croisés sans avoir le droit de franchir la distance qui nous séparait, l'avoir si près de moi remue mon cœur à la manière d'un séisme. Je voudrais me gorger de ses traits, laisser s'imprégner en moi tous ces détails d'elle qui m'ont tant manqué. Mais ce serait faillir à ma mission, qui est de me montrer le plus irréprochable des conducteurs jusque Hartford. Mon regard ne doit donc pas quitter la route, mon attention ne pas dévier de la circulation. De toute façon, sentir le parfum de Cleo qui se déploie dans l'habitacle – même si je ne suis pas capable d'en distinguer toutes les nuances comme James le pourrait –, entendre sa respiration à défaut de sa voix est déjà plus d'elle que ce à quoi j'ai eu droit ces deux derniers mois. Cela suffit à m'émerveiller.
Il n'y a qu'aux feux rouges, lorsque la voiture est arrêtée, que je m'autorise à me tourner vers elle. Pas plus d'un instant, pour ne pas la braquer.
Elle est si belle que j'en ai mal.
Nous roulons ainsi jusqu'à quitter Danbury – elle m'évaluant en silence, tendue, moi me concentrant pour me montrer à la hauteur. Lorsque nous rejoignons l'Interstate, l'atmosphère change un peu. Sur la longue route droite, ma conduite devient plus aisée. Plus d'intersections à gérer, de trafic à anticiper : il ne s'agit plus que de me laisser porter par le ruban de béton. Cleo se détend un peu : elle remue sur son siège, s'affaissant pour trouver une position plus confortable.
Elle ne prononce toujours pas le moindre mot.
Nous dépassons Newton, approchons de Southbury. Soudain, je perçois du mouvement de son côté. Elle s'est penchée, et commence à défaire les lacets de ses chaussures. N'appréciant pas particulièrement les odeurs de pieds, je proteste par réflexe :
— Est-ce que tu pourrais éviter de...
Elle se tourne vers moi et me jette un regard si noir que la fin de ma phrase se meurt dans ma gorge. Le message est limpide.
J'accepte déjà de monter dans ta voiture, gros naze, alors tu vas au moins me laisser me mettre à l'aise.
— OK, fais ce que tu veux, je capitule.
Elle reporte son attention sur ses sneakers et termine de les retirer, avant de se réinstaller au fond de son siège. Elle garde ses yeux résolument braqués droit devant elle, m'ignorant maintenant qu'elle semble avoir déterminé que je suis un chauffeur passable.
Après ça, je ne fais plus la moindre tentative pour communiquer avec elle. Je sais reconnaître une cause perdue... Le silence entre nous enfle, prend une vie propre. Il me reproche les erreurs que j'ai commises, me renvoie à mon incapacité à les réparer. Kilomètre après kilomètre, il me pèse toujours un peu plus.
Alors je finis par renoncer à trouver un moyen de le briser. Je veux juste le dissiper, parce qu'il me fait trop mal. J'allume l'autoradio, histoire que la musique me procure au moins un moyen de le couvrir. La voix d'Ella Henderson qui chante Hurricane et le tempo rythmé de la musique d'Ofenbach est discordant avec l'ambiance pesante qui règne entre Cleo et moi, mais tout vaut mieux que le vide angoissant qui était en train de me dévorer l'âme.
J'ai juste une heure à tenir jusqu'à notre arrivée à Hartford, et rarement soixante minutes m'auront parues aussi longues...
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My Crushing Wave
RomanceS'il y a bien une chose à laquelle Neal ne s'attendait pas en faisant sa rentrée en troisième année à l'université de Danbury, c'est à voir débarquer Cleo devant lui. Oui, passionnés de mots croisés tous les deux, cela fait des mois qu'ils se parlen...