Une fois de plus, Cleo ne me prête aucune attention au club de mots croisés.
Je ne sais plus si j'attends les réunions du dimanche après-midi avec impatience ou si je les redoute. C'est le seul moment de la semaine où je peux voir Cleo, et j'aurais envie de le savourer... mais sentir systématiquement la distance qui s'est instaurée entre nous est une torture. Elle s'installe à l'autre bout du salon de Kenneth, avec Jerry ; elle ne me parle pas, ne me regarde même pas. Je sais que je n'ai que ce que je mérite au vu de la manière dont je me suis comporté avec elle, mais tout de même, ça fait mal. Surtout depuis que j'ai pris conscience de la véritable nature des sentiments que j'éprouve pour elle.
Je m'en veux d'avoir été si stupide. De l'avoir repoussée lorsqu'elle a surgi devant moi. Tout aurait pu être si différent si je l'avais accueillie comme il se devait... Maintenant, je dois me débattre avec le poids des regrets.
J'ignore quoi faire, je n'ai aucune idée de la manière dont je pourrais changer la situation. Essayer de renouer la discussion avec elle ? Son attitude laisse clairement entendre qu'elle ne le souhaite pas, et puis Jerry est toujours près d'elle au club, ne me laissant aucune ouverture. Pour lui dire quoi, de toute façon ? Quels mots pourraient réparer ce que j'ai brisé ? Avant, je lui écrivais sans aucune hésitation. Cette époque est révolue. Désormais, je me débats avec le silence.
Je ne parviens même pas à parler de ce qui me pèse à qui que ce soit : je n'en ai toujours pas trouvé le courage. J'aurais besoin de conseils sur la manière de gérer ce qui s'agite en moi, sauf que c'est trop brûlant pour que j'ose le laisser entrevoir à quiconque. J'ai peur de tout voir échapper encore un peu plus à mon contrôle. D'être renvoyé à mes erreurs, pour lesquelles je me blâme déjà bien assez moi-même. Caliban, James, Anton sont en couple. Les deux premiers ont même dû ramer pour prouver leurs sentiments à leurs petites amies ; je le sais, parce qu'ils avaient demandé l'aide des Dolphins dans ce but à l'époque. Une part de moi se dit qu'ils pourraient m'épauler... Sauf que je ne parviens pas à m'imaginer me fendre d'un grand geste romantique comme ils l'ont fait. Non que ce que j'éprouve pour Cleo soit trop faible : au contraire, je pense à elle tous les jours, mon cœur s'emballant à chaque fois. Mais je ne me sens pas capable de dépasser d'un coup toutes mes appréhensions pour me livrer ainsi. Ce n'est pas moi, ça ne fonctionnerait pas. Je m'embrouillerais, ce que je voudrais dire sortirait déformé, peut-être même blessant. Je n'arrive pas à envisager un tel plan autrement que comme un échec.
Et puis, Cleo est toujours furieuse contre moi, je ne dois pas l'oublier. Elle ne veut plus avoir de contacts avec moi. Ça fait mal, mais je dois respecter son souhait.
Alors je ne fais rien. Depuis plus d'un mois, j'endure mon amour désespéré en silence, paralysé. C'est ma punition, le prix de mon aveuglement.
La conséquence, c'est que pour essayer de ne pas penser, je me plonge corps et âme dans mes entraînements aux mots croisés, encore plus qu'avant. Le championnat du Connecticut est dans deux semaines ; je crois que je n'y aurai jamais été aussi préparé. À défaut de maîtriser les relations humaines, je peux toujours essayer de plier mes grilles à ma volonté...
Un dimanche de plus touche à sa fin. Un dimanche de plus où pendant deux heures, Cleo s'est trouvée là, à trois mètres de moi, mais aussi éloignée que si nous arpentions deux mondes différents. Kenneth nous avait concocté une séance spéciale cryptic crosswords – un certain type de grilles où les définitions ne sont pas explicites, mais des jeux de mots basés sur les réponses. Amusant sur le principe, mais infernal à résoudre en pratique... Je ne suis pas tout à fait satisfait de mes temps, mais j'ai fait de mon mieux. À présent, je rassemble mes affaires, tandis que notre président nous annonce :
— La semaine prochaine, ce sera notre dernier entraînement avant les championnats régionaux, n'oubliez pas !
Comme si je le pouvais...
— On fera un rappel des règles de la compétition, et j'essayerai de vous trouver des challenges créés par les organisateurs histoire que vous vous remémoriez leur style personnel. D'ici là, ne lâchez rien ! Je compte sur vous pour porter haut les couleurs de Danbury !
Je hoche la tête. Kenneth n'a pas besoin de m'encourager : je suis déjà surmotivé. C'est ma seule chance annuelle de décrocher mon ticket pour la finale nationale. Hors de question que je la laisse m'échapper.
Je passe auprès de lui pour récupérer les deux grilles que nous n'avons pas eu le temps de résoudre ensemble aujourd'hui : je me pencherai dessus de mon côté cette semaine. Puis je quitte sa maison pour prendre le chemin du retour à l'université.
Mon cœur se serre. Le hasard veut que Cleo vienne de se mettre en route, elle aussi – accompagnée de Jerry, évidemment. Ils sont tout juste quelques pas devant moi, en grande conversation. Elle lui sourit, rejette ses tresses derrière son épaule pour lui parler. Le sentiment qui me saisit à cet instant, j'ai appris lui aussi à l'identifier : c'est la jalousie. Je ne pensais pas être du genre à pouvoir en nourrir, surtout à propos d'une fille, et pourtant... À cet instant, je donnerais tout pour être à la place de Jerry, recueillir la bonne humeur de Cleo. Tout, plutôt que son indifférence.
— Ça va, pas trop nerveuse à l'approche des championnats ? lui demande-t-il.
— Un peu, répond-elle en haussant les épaules. C'est très tôt dans l'année, j'aurais bien aimé avoir plus de temps pour prendre mes marques. Mais je ferai de mon mieux, et ça me donnera une base pour revenir l'an prochain dans l'objectif de m'améliorer. J'ai vraiment hâte de me tester en conditions réelles.
— C'est un bon état d'esprit.
— Je sais que le niveau est plus élevé dans le Connecticut que dans le Nebraska, donc je ne me fais pas trop d'illusions sur mes résultats. J'espère réussir à terminer dans la première moitié, ce serait bien.
— Moi, je joue la qualif, forcément. Je n'étais pas très loin l'an dernier, je sens qu'elle est à ma portée !
— J'espère que tu la décrocheras.
La tendresse dans la voix de Cleo me transperce. C'est moi qu'elle devrait encourager ainsi, moi qui serais galvanisé par ses mots... Je devrais sans doute ralentir le pas pour cesser d'entendre ce qu'elle dit, arrêter de souffrir, mais j'en suis incapable. Malgré tout, elle m'attire comme un phare dans la nuit.
— Tu t'es déjà organisée pour le week-end là-bas ? enchaîne Jerry.
— Pour l'hôtel, j'ai fait simple, j'ai pris celui que Kenneth nous a suggéré. Je suis à la bourre sur la question du transport, en revanche. Il faut que je m'occupe de regarder ça. Il y a des bus entre Danbury et Hartford, je suppose ?
— Oui, mais tu seras obligée de passer par la côte en changeant à New Haven, ce sera galère. Tu en aura pour plus de trois heures, au moins.
— Oh...
— Je comptais y aller en voiture. Je pourrais t'emmener, si tu veux.
Cleo n'accepte pas immédiatement, et je ne manque pas la manière dont sa nuque se fait soudain raide. Pas étonnant, au vu de l'accident horrible qui lui a arraché son père il y a quelques mois, et qui a bien failli l'emporter elle aussi. Elle n'acceptera pas de monter avec quelqu'un en qui elle n'a pas totalement confiance, elle...
— Ce serait super ! s'exclame-t-elle. Merci, Jerry, c'est très gentil de ta part.
— De rien. Pour être honnête, c'est moi qui y gagne. Je suis certain que tu seras d'excellente compagnie pendant le trajet.
Je ne peux pas en supporter davantage. J'accélère brutalement, dépasse Cleo et Jerry en quelques enjambées. Je ne suis même pas certain qu'ils me remarquent, occupés à discuter avec enthousiasme de la compétition à venir et de l'occasion rêvée que ce sera pour eux de passer du temps ensemble.
J'ai envie de hurler, mais une fois de plus, mes lèvres restent scellées, et je demeure enfermé dans un silence qui m'étouffe.
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My Crushing Wave
RomanceS'il y a bien une chose à laquelle Neal ne s'attendait pas en faisant sa rentrée en troisième année à l'université de Danbury, c'est à voir débarquer Cleo devant lui. Oui, passionnés de mots croisés tous les deux, cela fait des mois qu'ils se parlen...