Chapitre 7 - Cleo

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— Bonjour. J'aurais besoin d'aide concernant un transfert...

Relevant la tête de son ordinateur, la secrétaire postée au comptoir d'accueil des services administratifs de l'université m'observe avec une expression qui m'indique clairement qu'elle aurait préféré ne pas être dérangée. D'une cinquantaine d'années, les cheveux blond platine coupés court, elle est bien loin des visages souriants qui illustraient la brochure de WestConn en vantant l'attachement de chaque membre du personnel de l'établissement à la réussite et au bien-être des élèves.

Cela dit, c'est son job de me répondre, alors j'imagine qu'elle ne pourra pas me snober...

— Oui, c'est à quel sujet ?

— J'étais étudiante à l'université de Kearney, dans le Nebraska, et j'ai demandé à être inscrite ici à cette rentrée. Je...

— Votre nom ? me coupe la secrétaire, visiblement décidée à aller à l'essentiel pour expédier cette discussion aussi rapidement que possible.

— Cleo Jackson.

— Votre cursus ?

— Je suis en deuxième année de mathématiques.

La femme pianote sur son ordinateur, cherchant probablement à retrouver ma fiche parmi tous les dossiers disponibles. Plusieurs secondes s'écoulent, au cours desquelles je passe machinalement le bout de l'un de mes ongles dans la rainure du comptoir. Mon vernis turquoise commence à s'écailler : je l'avais refait spécialement pour mon arrivée à Danbury, mais depuis que je suis ici, je n'ai pas eu la tête à l'entretenir.

Les gens sont souvent surpris quand j'annonce quelles études j'ai choisi de suivre. Je ne corresponds pas aux stéréotypes des étudiants en maths, doublement : parce que je suis une fille, et parce que je suis noire. Pourtant, je n'ai pas hésité au moment de m'orienter. J'ai un esprit carré qui s'accorde bien avec la logique scientifique. D'ailleurs, cela me sert dans les compétitions de mots croisés. Avoir un large vocabulaire est important, oui, mais savoir quelle stratégie employer pour avancer au plus vite et effectuer des déductions efficaces lorsqu'on se retrouve coincé l'est tout autant – afin de déterminer où pourraient se trouver les voyelles, par exemple. J'ai le même sentiment face à une grille qui me résiste que devant une équation à plusieurs inconnues à résoudre. En général, cela étonne ceux à qui je le raconte, mais c'est qu'ils ne sont pas aussi imprégnés par les disciplines dans lesquelles je baigne que moi.

Neal trouvait mon point de vue fascinant, lui. Nous avons eu de nombreuses discussions à ce sujet, notre vision des mots croisés et pourquoi ce qui n'est qu'un loisir de vacances pour beaucoup nous captive à ce point. Il comprenait l'état d'exaltation qui s'empare de moi lorsque je me confronte à un problème de ce type, à quel point cette sensation d'être dans une bulle hors du monde est addictive et...

Et rien du tout.

Je dois arrêter de me laisser gagner par cette nostalgie quand je pense à lui. J'ai imaginé la connexion entre nous, sa réaction lorsque j'ai débarqué sur son chemin l'a prouvé. C'est bien pour ça que je suis là, d'ailleurs. Pour tenter de corriger l'erreur que j'ai faite, s'il est encore temps.

— Je vous ai trouvée, déclare enfin la secrétaire. Rassurez-vous, tout m'a l'air en ordre avec votre dossier. Je vois que la liste des pièces justificatives est complète et que vous vous êtes déjà acquittée de vos frais de scolarité pour ce semestre.

— Oui, oui, je sais tout ça.

La femme plisse des yeux, l'air de se demander quel est le problème dans ce cas. Autant arracher le pansement d'un coup ; je lui annonce :

— En fait, je voulais savoir s'il était possible d'annuler mon transfert.

— C'est-à-dire ?

— Si possible, j'aimerais finalement poursuivre mon bachelor à Kearney, là où je l'ai commencé.

Je ne suis pas fière de formuler cette demande. En fait, j'ai passé une bonne partie de la nuit allongée les yeux grands ouverts dans mon lit, en pleine hésitation. À tous mes proches dans le Nebraska, j'ai clamé ma volonté de prendre un nouveau départ. Revenir auprès d'eux au bout d'une semaine, la queue entre les jambes, sera un échec cuisant. Et je devrai me confronter aux difficultés que j'ai laissées en m'en allant. Cependant, je ne sais pas si j'ai la force de surmonter plusieurs mois à Danbury, en tête à tête avec ma solitude encore plus prégnante que dans ma ville natale, ce que je ne croyais pas possible. Peut-être que c'est juste un coup de mou, le dernier mètre à chuter vers le fond du trou avant de remonter la pente, mais là, tout de suite, j'aimerais me trouver près d'Angie et Salma, de mes cousins, de ma famille, de ceux qui comptent pour moi et qui seraient à même de m'entourer.

— Le semestre a commencé cette semaine seulement, mademoiselle, me rappelle la secrétaire.

— J'en ai conscience. C'est pour ça que je suis venue au plus vite. Je me suis dit qu'il était peut-être encore temps d'annuler le transfert...

— Non, ce ne sera pas possible.

C'est abrupt, mais au moins c'est clair...

— La période d'échange de dossiers est close, poursuit mon interlocutrice. Si vous voulez vous réinscrire dans votre ancienne université, il vous faudra attendre le prochain semestre, sauf cas de force majeure.

Prononcer ces mots doit lui faire penser que je pourrais être dans ce cas, car elle s'adoucit soudain. Il y a de la sympathie dans sa voix lorsqu'elle me demande :

— Qu'est-ce qui motive votre volonté d'annuler votre transfert ? Si vous rencontrez un problème grave, nous pouvons examiner les recours qui s'offrent à vous.

Nerveuse, je serre mon poignet gauche des doigts de ma main droite, enfonce mes ongles dans ma peau. La question me renvoie au ridicule de ma décision de rejoindre Danbury. J'ai à moitié envie de ne pas y répondre, mais je dois assumer mes erreurs, alors j'explique :

— Je voulais me rapprocher d'un ami pour poursuivre mes études, mais...

La secrétaire roule des yeux, toute sympathie disparue. Elle suinte soudain d'un tel jugement que je ne parviens pas à terminer ma phrase. De toute façon, elle a compris où je voulais en venir, c'est évident.

— Vous avez pris une décision si importante pour votre avenir à cause d'un garçon ? lâche-t-elle.

Dans ce cas, vous méritez ce qui vous arrive.

Elle n'a pas besoin de prononcer ces mots pour que je les entende. Mal à l'aise, je souris faiblement, n'osant même pas acquiescer. Je ne devrais pas me préoccuper de ce que pense une employée de l'université qui ne me connaît absolument pas et que je ne reverrai sans doute jamais, mais si sa désapprobation me touche autant, c'est qu'elle se fait l'écho de la culpabilité que je ressens depuis que ma première rencontre avec Neal a tourné court.

— J'ai compris, je ferai une nouvelle demande de transfert dans quelques mois, je couine. Merci beaucoup pour votre aide. Passez une bonne journée.

Sur ce, je tourne les talons pour ne plus me trouver sous le feu de son regard, et je bats en retraite en direction de la sortie des services administratifs. Il n'empêche que je suis prise au piège : je peux bien fuir cette secrétaire, mais je suis prisonnière de la WestConn pour le semestre à venir – sauf si je décidais d'arrêter mes études, ce qui serait le pire des renoncements.

Il ne me reste plus qu'à trouver comment m'accommoder au mieux des barreaux de ma cage...

My Crushing WaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant