8. Qu'est-ce qu'une sirène peut bien faire là ? (4/4)

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Les sessions d'apnée apaisent Jade. Son temps progresse de jour en jour. 

Elle frise presque la minute. 

Dans sa chambre, elle s'exerce aux inspirations profondes. Son ventre se creuse, son nombril est de plus en plus proche de sa colonne vertébrale. La première fois qu'elle a soulevé son T-shirt, face au miroir, ça lui a fait bizarre. Une anatomie nouvelle. 

A l'hôpital, Jade a dû tout réapprendre sur l'équilibre. Sans ses jambes, il lui a fallu redécouvrir le centre de gravité de son corps raccourci.

Les récents exercices de respiration l'aident à retrouver des sensations de l'apnée : une relaxation des poumons et de l'esprit.

Un après-midi de vent et de sel, Goran l'emmène sur la plage. Elle doit s'entraîner en conditions plus complexes : l'eau salée, la température plus froide, le courant, les algues et autres éléments de l'écosystème marin.

‒ On ne reste que quinze minutes. Au-delà, tu risquerais l'hypothermie, explique Goran en arrêtant le chariot dans lequel il l'a posée.

Le fauteuil roulant, lui, est resté au pied de la rampe d'accès. Les roues s'enfoncent trop facilement.

Jade se concentre. 

La combinaison est salutaire : le froid pénètre moins vite ses membres. Elle plonge sous l'eau. Les mouvements des vagues délivrent une musique de silence différente. 

Ses joues sont froides. Ses pensées tièdes.

Elle regagne la surface.

‒ Vingt-sept secondes ! annonce Goran.

‒ C'est tout ?

‒ C'est normal, tes sens ne sont pas sollicités de la même manière. 

‒ Effectivement, ça n'a rien à voir avec la piscine !

Après plusieurs essais, encourageants, Goran la mène sur un rocher qui présente la forme d'un siège. 

‒ Même si tu n'as pas encore ta queue de sirène, j'aimerais que tu travailles un autre aspect du mermaiding.

Jade se cale du mieux qu'elle peut. La combinaison la protège des griffures mais ne l'empêche pas de sentir la roche. C'est la première fois depuis son accident.

‒ Dans cette pratique, l'attitude est quelque chose de primordial. Le charisme. Comme les modèles ou les mannequins, ça compte pour beaucoup. Tu incarnes une créature extraordinaire, qui est censée vivre dans son élément. On doit croire que l'eau n'est pas danger pour toi.

Jade repense au spectacle de Nella, le mois dernier, à l'aquarium du Nord. C'est la seule fois où elle a assisté en direct à la performance d'une sirène. Une quinzaine de minutes pendant lesquelles elle jouait avec les poissons, les requins, sans montrer de signe de malaise. Nella avait aussi souri aux enfants, lancer des baisers de bulles qui s'écrasaient sur la paroi, tout en prenant la pause, avec légèreté, comme si la pression de l'eau et le manque d'air n'existaient pas.

‒ Ça me rappelle mes séances de gym. Mon professeur était intransigeant.

En flash, Jade superpose deux souvenirs : sa figure compliquée sur les barres parallèles en classe de cinquième et sa rééducation lorsqu'elle tentait d'avancer sur le même agrès pour renforcer ses bras et travailler sa coordination avec ses cuisses. 

Douleur et sueur au programme. 

‒ Qu'est-ce que je fais ?

‒ Je voudrais simplement prendre quelques photos et voir comment tu comptes te positionner, spontanément, si je te dis que je veux que tu sois mystérieuse.

Jade le regarde quelques instants. Goran a déjà sorti son smartphone. Elle repense à son professeur. La tête droite ! Qu'il criait. Pieds en pointe !

Jade mobilise sa ceinture abdominale, se grandit. Elle se penche sans trop casser son dos, pose sa main sur la roche pour se maintenir, le regard vers l'horizon, menton au-dessus de l'eau. Goran prend plusieurs clichés.

Elle se sent conne.

‒ Quoi ?

‒ C'est ridicule...

Elle a brisé la pose. Goran tente de la rassurer, mais elle s'est refermée. Les yeux de Goran ne parviennent même pas à l'atteindre. Il lui montre une photo tout en expliquant :

‒ Tu as un charisme naturel, tu sais. Regarde. Elle est sympa celle-là !

‒ Je... Peut-être...

Elle détourne vite son regard du cliché, mais sent qu'il est sincère.

‒ On travaillera ça de temps en temps, tu seras à l'aise. Juste un conseil pour cette fois : ouvre encore un peu plus les épaules. Bon, ça caille, t'as bien bossé ! Viens, je te sors de là !

Il l'invite à passer ses bras autour de son cou. Avec sa force douce, il la soulève.

Sa respiration s'est accélérée. Elle se focalise sur la fraîcheur du vent, et le bruit qui masque les sons qui expirent et frottent. 

Jade est littéralement dans les bras de Goran. 

Il s'avance pour la déposer dans le chariot mais trébuche sur une pierre. La chute est lente, il amortit la retombée de Jade et la sienne. Elle pousse un cri de surprise.

‒ Merde ! Je suis désolée ! Ça va ?

Elle rigole.

‒ Oui, ça va.

Il s'en assure. Mais le contact regard, lui au-dessus d'elle, elle sur le dos, dure un peu trop longtemps. Jade s'appuie sur ses coudes et il se lève, attend qu'elle se redresse.

‒ Regarde-moi, je ressemble à un sablé breton, dit Jade face à sa combinaison et sa chevelure ensablées.

Ça amuse Goran.

‒ Promis, ça ne se reproduira plus.

Il l'a porte sur le chariot pour regagner le bloc des sanitaires de la plage. Puis l'installe sur le fauteuil roulant.

‒ Je vais t'aider, pour te laver les cheveux, si tu veux bien.

‒ D'accord, oui, merci.

Goran puise dans ses forces pour monter la rampe d'accès sans montrer de fatigue. Jade l'encourage, puis remarque une jeune femme, une blonde, avec deux jambes pressées.

‒ Goran !

Elle le connaît...

Le jeune homme se retourne. Ils sont arrivés à la porte des douches.

‒ Tiens, qu'est-ce que tu fais là ?

‒ On m'a dit où te trouver.

Elle s'avance et l'embrasse.

Jade ne comprend pas tout de suite que c'est un baiser. Comme si cette copine venait de se matérialiser, par magie, qu'elle n'avait aucune existence jusque-là, pas dans le monde réel. 

La pression et le manque d'air existe aussi sur Terre.

‒ Bonjour, pardon, je ne me suis pas présentée, dit-elle à l'adresse de Jade après avoir repris son souffle. Églantine. Tu dois être Jade.

Non, je suis une autre sans-jambe que ton mec entraîne. C'est sa spécialité...

‒ Jade, sort-elle plus bas qu'elle ne le voudrait.

« Églantine » lui fait penser à un gland, à une tante de cent-dix-ans. Mais Églantine n'a rien des rondeurs du fruit, ni de la vieillesse de cette tante imaginaire. Ses seins sont fermes, ses jambes toniques et Goran semble avide de croquer dedans.

Il n'a jamais évoqué sa copine, même de loin, lors de ses échanges avec Jade.

Elle tremble.

‒ Tu nous attends ? Passage à la douche et on est prêt ! explique Goran à sa copine.

‒ Non, allez-y, coupe Jade. Je vais me débrouiller.

‒ Mais...

‒ Bonne fin de journée, à demain.

La porte du bloc sanitaire se referme au nez du basque.

Perle de l'AtlantiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant