Chapitre 48

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Une flaque d'eau se répand sur le sol poussiéreux de l'appartement tandis que j'assimile la nouvelle. Il n'y a plus Gwendoline. Elle est partie. Partie. Dans ma tête, ce mot perd de son sens, c'est juste une combinaison de sons, il ne veut plus rien dire. Je reste plantée en plein milieu du salon, la tablette à la main. Mes bras pendent le long de mon corps. Ils ne m'appartiennent plus, ce sont juste des membres morts. Je ne sais pas quoi en faire. Je suis figée, pétrifiée. Mon cerveau refuse d'intégrer l'information, la réfute. Je suis sidérée, pétrifiée, handicapée

Les yeux fixant toujours le vide, je m'assois lentement. Je suis trempée, complètement imbibée d'eau, mais je m'en fiche. Ca n'a plus d'importance, maintenant. Plus rien n'a d'importance. Seul compte l'abandon de Gwendoline. Je l'imagine, coincée par l'eau, les larmes dévalant ses joues, les yeux rougis, prendre en tremblant et désespérément la fusée de détresse installée au fond de son sac, avant de la brandir vers le ciel noir et de tirer. Un panache de fumée colorée serait alors monté vers le ciel. Mon amie l'aurait regardée, ses habits flottant autour d'elle, la pluie tombant toujours, infatigable. L'eau serait maintenant à sa taille, elle ne sentirait plus ses jambes. Puis un hélicoptère serait venu, une main se serait tendue, et Gwendoline serait montée. Depuis les airs, elle aurait regardé avec regret la ville. Mais je la connais, et, au fond, elle saurait qu'elle avait pris la bonne décision. 

Je ne sais pas combien de temps je reste assise sur le sol, mes jambes repliées devant moi. Mécaniquement, je me lève, pose l'appareil, toujours allumé, sur la table, et pars vers la douche. Je me déshabille, et, une fois nue, entre dans la douche, une baignoire ancienne, entourée par un carrelage rose de mauvais goût. Je libère l'eau, et le liquide transparent coule sur moi, glacé. Mais je n'y fais pas attention. Car je pense encore à mon amie. Pour elle, le jeu est fini. Et je m'en veux. Tout au fond de moi, sous la couche de tristesse, une lumière clignote, pile à l'emplacement de mon cœur, qui bat malgré tout, irriguant le corps. Cette lumière, c'est de la joie. Nous ne sommes plus que quatre, je suis à deux doigts de la victoire. Si proche, mais si loin également. Parmi ces quatre, il y a Kate. Qui n'a pas hésité à me tirer dessus. Je sais qu'elle est déterminée à gagner. Plus froide que la neige, aussi insensible qu'un cadavre. Elle n'a aucun état d'âme, seule compte la récompense. Une place, plus haut dans la hiérarchie. Quand je pense à elle, mon sang se fige dans mes veines, et la terreur prend toute la place.

Enfin douchée, et débarrassée de cette eau sale, je me sèche avec une serviette posée dans le placard. Puis, le corps entourée du tissu blanc, je vais fouiller dans la penderie: seulement des habits trop grands pour moi, mais cela fera l'affaire, le temps que mes propres vêtements sèchent. Puis, je m'assois sur une chaise et réfléchis à ce que je vais bien pouvoir faire, maintenant que je suis seule. La douche m'a remis les idées en place, et le fait que Gwendoline est partie est désormais clair, concis, parfaitement intégré. Armée d'un détachement que je me découvre, je décide de quitter au plus tôt cet endroit. La pointe de malaise qui m'avait saisie à mon arrivée est toujours là, bien présente. Je fouille l'appartement de fond en comble, à la recherche d'une personne cachée, ou d'un cadavre, je ne sais pas trop. Surtout l'origine de mon mal-être. 

Enfin sûre qu'aucun tueur ou corps en décomposition (de toute façon, je suppose que j'aurais senti l'odeur, extrêmement prenante) n'est présent dans mon habitation, je prends un fruit qui a miraculeusement survécu aux pluies diluviennes. Tout en mangeant, je songe à comment faire pour m'extirper de ce véritable piège dans lequel je me suis fourrée. Plusieurs options s'offrent à moi: 1: je sors par le couloir — extrêmement malaisant, soi dit en passant — , comme je suis entrée. Je ne tiens pas particulièrement (pas du tout, en fait) à cette idée: reposer les yeux sur cet enfilement de portes toutes semblables m'angoisse. 2: beaucoup plus dangereux, mais bizarrement rassurant, sortir par la fenêtre. Je pourrais atterrir sur le balcon du dessous, et ainsi de suite... Avec le risque énorme de me prendre une rambarde dans la tête, me brisant la nuque, de mal me réceptionner et de passer par dessus cette dernière, ou, pire encore, me prendre les jambes dedans, et me fracasser le crâne sur le sol. Etrangement, malgré les (nombreux) scénarios où je meurs qui me passent par la tête, ma décision est prise. Je passerai par le balcon. Tout plutôt que de fuir par le couloir de l'angoisse. Un seule problème: l'eau. Il pleut toujours, et le niveau de l'eau m'a l'air assez eau... Je vais devoir nager. Dans une piscine, je me débrouille assez bien, mais dans une ville, en eau libre, et, en prime, avec une vision réduite? C'est le suicide assuré. Mais je fais taire la petite voix raisonnable qui me somme de rester ici, et attendre que tout s'arrête. De toute façon, ce n'est pas comme si la première partie de mon plan était sans danger. 

Je rassemble mes affaires dans mon sac, que j'accroche fermement à mon dos: le perdre serait la pire chose qui puisse m'arriver (avec mourir, et perdre ma jambe bionique ou un autre membre). Déterminée, je sors sur le balcon. Un vent violent me gifle, battant le manteau imperméable que j'ai enfilé contre ma peau. Ma capuche retient mes cheveux, mais je sens ceux ci décidés à sortir de leur prison. Ca va être plus dur que ce que je pensais: le prochain appartement est bien plus bas que dans mon esprit, et le vent risque de me déstabiliser. De plus, les nuages noirs cachent le soleil, et la pluie m'empêche de voir loin. Ce deux combinés, je n'aperçois même pas le sol. La peur m'envahit, mais je la repousse: pas question de me dégonfler. La répulsion que m'inspire l'immeuble est un moteur qui me motive: je dois partir, je le sens, je le sais. 

Ma jambe tremble quand je la passe par dessus la rambarde de métal. Je suis déjà trempée, et, pour couronner le tout, je n'avais pas anticipé le fait que ma prise glisse sous mes doigts. Cela fait beaucoup trop de paramètres qui n'ont pas étés réfléchis durant ma réflexion. Je dois avoir plus de soixante dix pourcents de chance de perdre la vie. Je le sais, mais je ne recule pourtant pas. Je souffle un bon coup, et m'accroupis, les mains agrippées aux barreaux. Dès que celles ci atteignent le sol de mon étage, je lâche les pieds dans le vide. Je me projette en avant, et bascule dans le vide. Ma chute dure une demi seconde, et quand mes pieds frappent avec violence le sol, je soupire de soulagement. Réussi. Plus qu'à faire la même chose pour je ne sais combien d'autres étages. Deux, peut être, trois maximum. 

Sans prendre le temps de penser, j'effectue la même action, jusqu'à ce que j'arrive au premier. Mes yeux s'écarquillent, je suis médusée: Mes pieds sont dans l'eau. Celle ci a atteint le balcon, et arpente le sol de ses tentacules glacées. Devant moi, plus une rue, mais un fleuve en furie. Que de l'eau, partout. Je ne sais même pas si j'ai pied. Et, sans doute pour me sauver, mon cerveau passe en mode pilote automatique et je plonge dans le liquide sale et boueux. 

Le froid me transperce, la pluie tente de me noyer. Ma première goulée d'air est désespérée. Mon sac me tire vers le bas. Chaque mouvement est difficile, dans cet enfer. Je ne sais plus un je suis perds tout mes repères. Un bras, puis l'autre, mes pieds battant, j'avance. Quelquefois, ma tête plonge. Paniquée, je tente de frapper le sol, mais ne le trouve pas. Des déchets flottent à la surface. Dans le chaos, j'avise une chaise. Je me rapproche d'elle, et m'y agrippe fermement. Ma vie dépend de cet objet, désormais. Je profite de ma "tranquillité" pour regarder autour de moi. Je ne reconnais rien. 

Et le danger m'apparaît, d'un coup, brutalement: je me rapproche inexorablement du lit du fleuve, qui, lui, est déchaîné. Vite, la panique prend le contrôle, je rame avec mes mains, mes jambes accrochées contre la chaise. Je vois un immeuble, non loin, et jette mon dévolu sur lui, en priant pour que lui soit mieux que le précédent.

Ramer, frénétiquement. Regarder en arrière. Plonger la tête sous l'eau, parfois. Se prendre des litres d'eau sur la tête. Agripper un barreau. Se remonter, l'escalader. Pénétrer dans l'appartement. Trouver la porte d'entrée. Sortir dans le couloir. Courir dans les escaliers. Arrivée au dernier étage, prendre un appartement au hasard. Entrer dedans. S'écrouler sur le sol.

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