Chapitre 46

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Je me penche par la fenêtre, pour tenter d'apercevoir où nous nous trouvons. Le vent fouette ma face, la rafraîchit. Tout de suite, en face de l'appartement, je vois un grand fleuve. Puis d'autres appartements, et, à l'horizon, des hauteurs. Mon visage s'éclaire: je sais où nous sommes! Tout près de l'endroit où j'étais au début du jeu! Et le fleuve, ce doit être la Saône! Je cours vers Gwendoline, occupée à couper des fruits pour en faire une salade.

— Gwendoline, je sais où on est! 

— Ah bon? fait celle ci en relevant la tête. Elle pose le couteau sur la planche à découper, et, toujours avec son tablier, me rejoint. Je prends la carte, posée à plat sur la table du salon et la pose fièrement sur celle de la cuisine, en posant le doigt sur notre position approximative. Il se trouve devant la Saône, devant le Rhône. Nous sommes entre les deux fleuves, pile devant la basilique de Fourvière. Mais Gwendoline fronce les sourcils, et secoue la tête, contrariée. 

— Non, Perle, désolée mais on est pas ici. C'est impossible, on se souviendrait avoir traversé un pont pendant notre course! On a couru uniquement dans des rues. Le fleuve, en face de nous, c'est le Rhône, pas la Saône! 

Défaite, je remarque mon erreur, et enlève mon doigt. Gwendoline place alors le sien plus près du Parc de la Tête d'Or, à gauche d'un pont.

— Désolée, m'excusai je, honteuse. J'étais tellement sûre de notre position! 

— Ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave, me rassure mon amie, tout en me tapotant doucement l'épaule, pour me réconforter. Ca ne fait rien. Maintenant, il faut qu'on décide de notre prochaine destination. Je ne sais pas toi, mais personnellement, je n'ai pas envie de rester terrée dans un appartement. 

— Je propose qu'on aille à la Croix-Rousse, fais je en posant mon doigt sur le nord est de la carte. On n'y est jamais allées. Et puis, on pourrait s'installer près du parc de la Cerisaie. Comme ça, on a un espace vert à côté de chez nous!

— Oui, pas mal. On part maintenant? me questionne Gwendoline, la tête penchée sur le côté, visiblement en train de réfléchir au trajet le plus court à emprunter.

— Allons y! approuvai je en empoignant mon sac. Nous rassemblons nos affaires, et, couteaux à la main, sortons dans l'aire froid du matin. Il est encore tôt, la porte vient à peine de s'ouvrir. Nous profitons de la fraîcheur matinale et de notre énergie pour fouiller des appartements, espérant trouver de meilleures armes. L'incident d'hier nous a secouées. J'ai rêvé de cela, cette nuit. J'étais dans une large rue pavée, bordée de hauts bâtiments rouge sang, qui m'oppressaient de par leur grandeur. Je marchais, puis plusieurs claquement ont retenti, déchirant le silence apaisant. Au bruit, des pies par centaines sont sorties du sol, et se sont envolées dans le ciel bleu, désormais orage. Je me suis mise à courir, consciente du danger. Les coups de feu résonnaient derrière moi telle une sentence. Je pouvais quasiment sentir dans mon dos la marque brûlante du canon. Terrifiée, je me suis réfugiée à l'intérieur, mais tous les murs étaient tapissés de sang, dégoulinant, suintant, comme si les murs transpiraient. Je me souviens avoir hurlé, puis effondrée sur le sol pavé de la rue. Une immense douleur a agrippé mon dos, et je me suis réveillée. 

Gwendoline m'a raconté avoir eu un cauchemar, elle aussi. Le moindre bruit dans la nuit me faisait penser à une détonation, et je me blottissais alors contre mon amie, qui était aussi terrifiée que moi. Résultat, je n'ai pas dormi de la nuit et mes yeux sont cernés. Chaque pas me fait mal à la tête, j'ai du mal à me concentrer, marcher est une épreuve. Une brume enveloppe mon cerveau, la protège tel l'emballage d'un cadeau. Mes yeux se ferment d'eux mêmes, je dois lutter pour garder le  contrôle de mon corps. Et je sens que mon amie est dans la même situation. Quelquefois, nous nous arrêtons, puis nous regardons, l'air hagard. Il nous faut un moment pour nous rappeler où nous sommes, notre objectif. J'espère que le soleil saura chasser ce brouillard qui plane autour de nos têtes. 

— Bon, je vois le pont, on va pouvoir le traverser, déclare Gwendoline. Je tourne mollement la tête dans la même direction qu'elle, et voir effectivement le fleuve, et une construction qui l'enjambe. Immédiatement, une idée saugrenue me vient. Et si plonger la tête dans le fleuve me réveillant. Alors je cours (ou trottine, plutôt), dévale les escaliers qui donnent accès à l'eau. J'enlève mon sac, et sans réfléchir, plonge la tête sous l'eau. Cette dernière, glacée, me gifle. Une énorme claque, sur mes deux joues. Au moins, ça a pour effet de dégager le brouillard de mon esprit. Je me retire, et respire un grand coup l'air frais. Tout est plus clair, net. Je regarde et enregistre chaque image, au lieu de voir le monde en flou. 

— Purée, Perle, ça va pas? Mais qu'est ce qui t'as pris? me sermonne Gwendoline, visiblement paniquée. Il ne reste aucune trace de fatigue sur son visage. Au moins, ma bêtise aura été efficace pour nous deux. 

— Je voulais me réveiller, alors je me suis dit que l'eau froide serait une bonne idée! expliquai je, un sourire aux lèvres, me rendant compte de mes actes. Puis je met à rire, rire, sans pouvoir m'arrêter. Des larmes coulent sur mes joues, l'hilarité a pris possession de mon corps. 

Gwendoline me fixe, sans comprendre. Puis ses lèvres se soulèvent, petit à petit, tirées par un fil invisible, celui du rire. La main sur le front, elle rit rit, sidérée par mon comportement:

— Non mais ça va pas, Perle, il faut que tu consulte, glisse elle entre deux éclats de rire.

L'eau se glisse dans mon dos, dégouline de mes cheveux pour mouiller mon t-shirt, mon visage est décoré par des gouttes qui y font la course, j'ai failli mourir hier, mais je me sens bien. Avec Gwendoline, sur la berge d'un fleuve, alors qu'on doit traverser un pont pour rejoindre un appartement afin qu'on puisse se reposer. Oubliés, les soucis, les tracas, les peurs, les angoisses, la tristesse, la pression, la colère, l'humiliation, la honte, le dégout. Ma vie. La ville, le gouvernement qui maintient une hiérarchie injuste. L'argent que je n'ai pas et que je pourrais gagner, la place que ma mère aurait dans les Quartiers si je gagnais. Les épreuves, les blessures, la jambe de chair que j'ai perdue, remplacé par un membre bionique, infatigable. La nouvelle moi-même que je me suis forgée, plus résistante, moins sensible, moins naïve, combattive. Qui se bat pour avoir ce qu'elle désire. Une battante. Et, aujourd'hui, je combats pour avoir une meilleure vie, loin de la crasse et de l'insalubrité.

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