Chapitre 56

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Je n'hésite pas une seconde. En deux temps trois mouvements, le cerf se retrouve encerclé par la corde. Il tente de se dépêtrer de son licol, mais n'y parvient pas. Je cours vers l'animal, et resserre les fils tressées autour de son cou. Je présente ensuite mes doigts à son nez. Le cerf se calme, pour renifler ma main. Mon cœur bat à toute vitesse. Si le cervidé décide de ruer, je suis morte. Mais il n'en est rien. A la place, la bête m'observe de ses yeux calmes, comme pour me dire "c'est bon, tu as gagné". En gage de respect, je m'incline, et tire doucement la corde. Nous nous mettons en marche.

Je suis sur mes gardes. Même si l'animal est docile, je ne suis pas à l'abri d'un retournement de situation. Tout peut aller très vite. Un coup de pattes, je lâche la corde, il part... Non. Je suis si proche, la victoire ne peut pas m'échapper si facilement. 

La nuit est complètement tombée, désormais. Les ombres nous entourent, aussi oppressantes qu'un endroit étroit. Je frissonne. J'ai l'impression que des milliers d'yeux sont posés sur moi, et pas avec les intentions les plus bienveillantes. Je regarde anxieusement autour de moi, scrutant l'obscurité, tenant de percer le noir. Je n'entend aucun bruit, excepté celui des pas du cerf sur la terre. Les oiseaux ne chantent plus, les feuilles des arbres ne bruissent plus. Les créatures de la nuit se font aussi discrètes qu'un chasseur sur la trace de sa proie. Tous les êtres vivants semblent respecter des règles ancestrales, implicites: celles de la Nuit. Personne n'y déroge.

Après plusieurs heures de marches particulièrement épuisantes, je commence à apercevoir la palissade de bois. Je plisse les yeux. Est-ce un mirage, le fruit de mon imagination? Une projection de mon inconscient? Ou une réalité, bien dure, stable. 

J'accélère le pas. Le cerf semble sentir mon trouble. Lui aussi est fébrile, se demandant sans doute ce qui va lui arriver. 

Je pose la main sur le bois, bien réel. Les larmes coulent le long de mes joues. J'y suis parvenue. J'ai gagné ma place à part entière dans la tribu, et rien ni personne ne pourra contester ça. Le contact rugueux du bois contre ma paume me réconforte. 

Malgré cet étonnant épisode, je ne perds pas mes objectifs de vue. Je tiens toujours fermement la corde, et le frottement des fils contre mes doigts me brûle. Mes jambes me font affreusement souffrir, et la fatigue fait tourner ma tête. Il est temps que je rentre. 

Je cogne trois coups contre les portes de la palissade. Derrière, on s'active. J'entends des exclamations, et des cris de joie. Dès que je peux discerner les visages des gardes, je m'effondre sur le sol et laisse couler mes larmes sans retenue. Le cerf, quelque peu effrayé, ne recule pas pour autant. Il reste là, à observer la scène, comme s'il pouvait partir à tout moment. 

Selon la tradition, le sortant de la forêt doit libérer le cerf dans la nature. C'est ce que je fais. Une fois libre, l'animal ne sait pas où aller. Je tapote son dos, et le déclic s'opère. L'animal bondit, et cours, puis disparaît derrière une colline. Son nouveau chez-lui. 

Moi, je bondit dans les bras de ma mère, qui me serre contre elle à son tour. Je sens également la présence rassurante de mon père, derrière, qui m'entoure. 

Je me réveille en sursaut. Je suis bien dans cette petite chambre, et pas dans une forêt. Chamboulée, je mets plusieurs minutes à recouvrer tous mes esprits. Ce rêve était si étrange... Quelle idée d'aller capturer un cerf pour prouver son attachement à une tribu. Je ris silencieusement devant l'absurdité de mon inconscient. 

Doucement, je me lève. Une fois sur mes pieds, je vacille. Je dois me retenir au mur pour ne pas tomber. Autour de moi, le monde tourne, tourne. Je ne sais pas ce qui m'arrive. Peut être une conséquence de tout le stress que j'ai ressenti ces dernières vingt quatre heures. 

Je finis allongée par terre, le front collé au parquet froid. Cette sensation me fait du bien. Comme si le froid apaisait mon cerveau en surchauffe. Je prends de grandes inspirations, emplit mes poumons d'air, puis expire. 

Dès que ma tête ne tourne plus, je me redresse. Pour me baisser aussitôt. Je suis juste devant la fenêtre. Qu'est-ce qui m'a pris? J'aurais du être plus prudente... Déjà que Sasha rôde dans l'immeuble et doit sûrement me chercher, alors si en plus je me fais repérer par une deuxième personne, je ne donne pas cher de ma peau. Accroupie, une main posée au sol pour m'empêcher de tomber en avant, je scrute attentivement le bâtiment d'en face. Le reflet dans les vitres me cache l'intérieur des appartements, mais j'espère qu'une silhouette se déplaçant se voit. 

Je finis par laisser tomber, et repose mes yeux. Je m'assois lourdement, et m'appuie contre le mur. 

J'écoute. 

J'écoute les moindres bruits, le bois qui craque, le parquet qui grince, les oiseaux qui piaillent... A la recherche d'un je-ne-sais-quoi qui me donnera une excuse pour partir. Je me sens épiée. La présence de Sasha pèse sur moi, épée de Damoclès au-dessus de moi. Je l'imagine derrière une porte, dissimulée par le battant d'un placard, dans l'ombre d'un meuble. 

Je ne suis plus sûre de rien. Avant, je ne doutais presque jamais de mes choix. Tout était clair, net, précis. Chaque chose était réfléchie, décidée. Mais, au fur et à mesure que la fin du jeu approche, mes mouvements sont désordonnés, hésitants. Brusques. Je prends de plus en plus de décisions stupides, guidées par les élans du cœur et pas de l'esprit. Je suis constamment embrumée par l'angoisse. Je suis si proche, et pourtant si loin... Je ne savais pas qu'un tel paradoxe pouvait exister. Et pourtant, si. 

Et, encore une fois, je vais céder à mes émotions. Jusqu'à maintenant, elles se rangeaient de mon côté, se taisaient, se calmaient dès que je le voulais. Aujourd'hui, elles ont pris le dessus. Ce sont elles les maîtresses. Plus ma raison. C'est très mauvais, inquiétant. Je suis torrent furieux, eaux calmes, mer déchaînée puis étang paisible en un claquement de doigts. 

Prise d'une impulsion, je me lève (enfin, me redresse un tout petit peu), et avance pas à pas jusqu'à atteindre mon sac. Toujours à ras du sol, je le fouille, pour m'assurer que rien ne manque. Heureusement, le compte est bon. Je dois me dépêcher. J'ai peur de me dégonfler, ou de me faire repérer. 

Au prix d'un immense effort qui me semble durer des heures, je parviens à ouvrir la porte-fenêtre qui donne sur le balcon sans la faire grincer. Le moindre bruit résonne jusque dans mes os. Mes dents s'entrechoquent d'elles-mêmes, je ne contrôle rien. Une fois dehors, je fais ce que j'ai désormais l'habitude de faire: j'enjambe la rambarde en fer. 

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