Chapitre 8

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— Mon père était l'un des yakuzas les plus estimés de notre siècle. Une ère à présent révolue par l'arrivée des héros, dissociant peu à peu chaque clan. Et je sais qu'un jour les yakuzas auront complètement disparu, remplacés par des guignols en quête d'idéologies utopiques.

Il restait de son naturel calme et posé, adossé à présent contre un coin de son bureau. Emi l'écoutait patiemment, analysant chaque parole pour développer à son tour ses arguments.

— Vous savez ce qui me révulse le plus dans cette société remaniée par les héros ? C'est leur facilité à dissimuler les véritables problèmes en nous gavant d'un espoir idéaliste. Mais en attendant, il y a toujours autant d'opprimés, si ce n'est plus, une économie qui se casse la gueule parce qu'évidemment, tous ceux qui possèdent un alter, c'est-à-dire exactement 80 % de la population, ont le même rêve prévisible : celui d'être comme leurs idoles. Résultat, les autres emplois sont délaissés, l'éducation, la santé, le social, l'approvisionnement, la politique sont mises de côté. Et tout cela pourquoi ? Parce que tous les projecteurs sont tournés en continu sur les héros pour rassurer le peuple et leur faire oublier que des événements surnaturels que personne n'explique se produisent. Comme un homme doté d'une force monstrueuse ou un autre qui réduit tout en poussière au simple contact de ses doigts. Du jour au lendemain, l'homme est devenu un dieu et personne ne se pose de questions.

— Du moins les mauvaises.

C'était une invitation à continuer. Pour l'instant, son discours était compréhensible. À présent, elle anticipait la solution illogique d'un antagoniste aveuglé par la haine.

Lui fut agréablement surpris par l'absence de jugement dans les paroles de la jeune fille. Sans attendre, il continua.

— Or, je soutiens la théorie que nos alters ne sont en fait qu'une mutation contractée et transmise par le biais des rongeurs.

— Intéressante théorie. Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

— J'ai passé la moitié de ma jeunesse à survivre dans la merde et l'autre à mettre au point des expériences pour étayer cette théorie.

— Et... vous y êtes parvenu ?

— J'ai obtenu des preuves satisfaisantes, oui.

Il changea de position et se dirigea vers la fenêtre de sorte à ce qu'elle ne voie que son dos. Ainsi, il lui cachait son regard.

— Imaginez. Si un jour, on arrive à créer un remède adéquat pour masquer cette mutation de notre code génétique. Celui qui serait en possession de ce remède pourrait manier le monde à son plaisir.

— Et quels seraient vos désirs ?

— L'extermination des héros et la domination des yakuzas. Histoire de revenir sur de bonnes bases.

— Vous avez une étrange vision de ce que vous appelez "de bonnes bases".

— Cette ligue des vilains compte prendre le pouvoir par la force. Mais j'ai une préférence, comme vous l'avez deviné, pour la subtilité d'un stratagème à une confrontation impulsive.

Simple question de logique. Une attaque directe ne servirait à rien face au symbole de la paix ; toute personne dotée d'un minimum de bon sens le saurait.

Étrangement, ce n'était pas le cas de la ligue des vilains.

Mais elle préféra taire ses réflexions.

— Pourquoi ne pas garder le remède pour vous alors ? Pourquoi en faire des armes ?

— Le profit, bien entendu.

— Mais n'avez-vous pas peur que vos propres armes se retournent contre vous dans ce cas ?

— Je suis prêt à prendre le risque. Je suis prêt à tout pour semer le chaos dans ce monde sans aucun sens.

— Le chaos n'est pas une bonne solution à long terme.

— Il n'en sera pas toujours ainsi. Le fait est que, quand ces armes seront dans la nature, ce sera la guerre civile. Une masse désorganisée et prise au dépourvu. Nous avons le privilège de préparer cette implosion.

— Vous profiterez de la guerre pour vous élever parmi les puissants ?

— Vous avez tout compris.

— Et les victimes ?

— Nécessaires.

— Et Eri ? Elle aussi, c'est une victime nécessaire.

— Surtout Eri. Elle est au centre de tout.

Emi frissonna.

Il est vrai qu'elle avait souvent pensé à un monde sans alter. Mais quand elle pensait aux conséquences de tout cela, elle ne pouvait s'empêcher de se dire que c'était de la folie.

Mais une folie nécessaire.

— Quand arriverez-vous à synthétiser cette arme ?

— Ça prendra des années avant de créer un remède permanent.

Des années.

Des années de torture supplémentaires pour Eri.

Elle s'approcha de son bureau. Il était toujours de dos et observait pensif à travers les stores de la seule fenêtre de la pièce.

Le silence était lourd, car il suivait une discussion portant sur la destruction réfléchie de tout un monde.

Elle lisait tous ses brouillons sur ses échecs et ses expériences.

Les calculs méticuleux pour la fabrication d'un remède qui changerait tout.

Peut-être...

— Chisaki, je peux vous aider. Si tout se passe comme je l'entends, vous aurez le remède d'ici un mois.

Un mal nécessaire Où les histoires vivent. Découvrez maintenant