🌟74. Let it go

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Je m'étais figé suite à la nouvelle, car la mort d'une connaissance faisait toujours un choc. Imaginer qu'une personne que vous avez toujours connue cessait d'exister, vous plongeait toujours dans ce petit moment de réflexion intense où vous vous rappelez comment la vie était courte et que chaque seconde comptait.
Mais c'était Dant. Il était mort pour moi avant même son décès. Ça ne m'atteignait pas le moins du monde. C'était donc ce truc grave que voulait réserver Daphney pour plus tard ?
Elle et la manager me dévisageaient comme s'il m'était poussé une deuxième tête.
— On parle de ton père, Rick ! s'étrangla mon amie d'enfance.
— On parle de mon géniteur, nuances.
— Je suis déçue, conclut-elle avec son expression hautaine avant de partir.
Elle se fourrait le doigt dans l'œil si elle pensait pouvoir s'en tirer aussi facilement. Elle savait comment Dant me traitait, donc ma réaction n'était pas du tout disproportionnée. À mon avis, elle voulait juste échapper à la discussion qu'on s'apprêtait à avoir sur ce qu'elle me cachait à propos de Bloom. Elle pouvait toujours rêver !
Je lui emboîtai le pas, bien déterminé à la faire parler, mais Maryse me bloqua en déposant sa main sur mon torse.
— Tu n'as pas à tout intérioriser, prêcha-t-elle avec douceur.
Génial ! Elle se prenait pour ma psy, désormais.
— Ne me touche pas, merde ! pestai-je. Et je n'intériorise rien. Je m'en fous, c'est différent. Tu as vu comment ce connard me traitait, non ? m'exprimai-je, de plus en plus sur les nerfs.
Son expression se fit tout aussi implorant qu'inquiet.
— Rick, j'ai peur que tu ne pètes un câble au cours du concert, dit-elle d'une voix prudente. Je ne m'adresse pas à toi en tant que manager, mais en tant que tante. Je sais que la moindre allusion à Dant te met toujours dans tous tes états. Si tu libérais de cette colère une bonne fois pour toutes, ça te ferait du bien. Il est mort, désormais. À mon avis, tu devrais lui pardonner et tourner la page.
Comment pouvait-elle oser ? Personne n'avait été à ma place, endurant cette torture morale que m'avait infligée cet homme. Personne n'avait connu la solitude et le sentiment de rejet qui avait dominé toute mon enfance. Dant était mort, mais pas ses erreurs. Je trouvais ça injuste et donc, ça me foutait totalement les boules, de voir comment les gens avaient tendance à minimiser les actes des morts, alors qu'il était impossible de faire pareil avec les douleurs que ceux-ci avaient infligées.
— Dégage ! grinçai-je en adressant à Maryse le regard le plus noir dont j'étais capable.
— Rick... reprit-elle d'un ton suppliant, mais je ne me retournai pas.
— Ta maman l'a trompé ! s'écria-t-elle en désespoir de cause, avant que je ne m'éloigne complètement.
Je m'étais figé, hautement intrigué par sa révélation. Cependant, je ne me retournai pas pour ne pas montrer trop d'intérêt.
— Ma sœur... la trompait, renchérit-elle comme s'il lui en coûtait de dire ça à haute voix. Vu de l'extérieur, leur couple était parfait. Je crois qu'il l'aimait vraiment. Et il a appris tout ça quand elle est morte. Je ne veux pas le défendre, mais j'imagine que son monde s'est effondré suite à cela et qu'il s'est laissé diriger par l'amertume. Je sais qu'il s'était mis à douter de ta paternité. Mais bon, c'était pas comme si on croisait des yeux comme les vôtres à chaque coin de rue. En plus, regarde, Monica a les mêmes ! souligna-t-elle comme si c'était évident. Je crois que ton père a dû s'en rendre compte et t'a gardé pour cette raison. N'empêche qu'à chaque fois qu'il te voyait, il avait dû se souvenir d'Elza, ou de leur mariage... ou de ses mensonges. Je t'ai dit qu'il l'aimait. Ça avait été dur pour lui. Il n'a même pas eu droit à des explications... Il a foiré en tant que père, mais on ne peut pas dire non plus que t'étais un petit ange en grandissant.
Ah, d'accord ; tout était de ma faute alors ? Moi qui ne savais rien de toutes ces conneries, j'avais mérité d'être traité de la sorte ? Mon énervement ne passa certainement pas inaperçu malgré mon silence, car Maryse s'empressa d'ajouter d'un ton navré :
— Je te raconte tout ça pour que tu réalises que c'était un humain ; qui a certes déconné, mais qui comme toi, a été blessé dans sa vie. C'est toute cette colère et cette amertume refoulées qui ont fait de lui qui il était. Il est mort désormais. Tourner la page ne peut te faire que du bien. Je t'en prie, ne deviens pas ce genre de personne frustrée et... froide.
— Ah bon ! Je croyais que c'était mon image la plus vendeuse ? cinglai-je par-dessus mon épaule, en contractant les mâchoires.
— Rick ! soupira-t-elle, mi-excédée, mi-implorante.
— J'ai besoin d'air, conclus-je en tournant les talons.
— Rick, tu as un concert à donner !
Je ne répondis pas et fis de grands pas pour m'éloigner le plus possible d'elle et de ses révélations – comme si c'était possible ! Chacune de ses phrases était en train de me hanter et j'avais vraiment l'impression de suffoquer et capable d'exploser à tout moment.
- Rick ! La rue est bondée de fans, persévéra-t-elle. C'est dangereux de sortir comme ça.
Je ne le savais que trop bien. La voiture de Grant avait dû avancer au pas en me ramenant de l'aéroport. Cependant, c'était trop pour moi. J'avais envie d'être loin. Très loin.
— Donne tes clés ! exigeai-je au garde du corps.
Il regarda autour de lui comme s'il tentait de deviner où était la blague.
— Tout de suite ! aboyai-je.
Il me les tendit d'un geste hésitant et je montai dans le gros 4×4 de location aux vitres complètement fumées.
Mais au moment de démarrer, quelqu'un prit place dans le siège passager et je n'eus même pas la force de protester. De toute façon, je savais que ce serait vain. Elle serait quand même restée.
Elle était le cadet de mes soucis, de toute manière. Tout ce qui m'intéressait c'était fuir encore et plus loin.
Ce que je fis.
Je roulai dans les rues de Maryland, sans prendre la peine de freiner mes instincts de chauffard. Contrairement à mes prévisions, ma passagère ne fit aucun commentaire malgré ma conduite folle qui aurait pu effrayer plus d'un. De toute façon, je ne pouvais pas m'empêcher d'accélérer.
J'avais l'impression que si j'allais assez vite, le tsunami d'émotions qui me menaçait ne risquerait pas de s'abattre sur moi. Alors je fuyais, je fuyais... Mais ce n'était qu'une illusion ; l'orage n'était nulle part ailleurs qu'en moi-même. Je ne pourrais pas y échapper, même si je luttais de toutes mes forces. D'ailleurs, lorsqu'il me submergea, j'en perdis le souffle et je pilai net sur cette petite route déserte bordée d'arbres saupoudrés de neige, en m'écroulant ensuite sur le volant.
Je me sentais trahi, utilisé et coupable ; le tout en même temps.
Je ne voulais pas pardonner à Dant. J'avais besoin d'un méchant à haïr dans mon histoire ; quelqu'un responsable de presque toutes mes erreurs. Ça avait toujours été mon père. Tout était de sa faute. J'avais envie de hurler. Je détestais cette petite voix qui me soufflait que j'aurais pu faire pareil ; que j'avais été le même genre de personnage froid lorsque j'étais séparé de Sara. Malgré tout, je ne m'imaginais pas traiter un enfant innocent comme il l'avait fait avec moi.
Je n'avais jamais été responsable de la mort de sa femme, ni du fait que celle-ci l'avait trompé. Je n'allais même pas essayer de le comprendre ni d'avoir pitié de lui ! J'avais besoin de quelqu'un contre qui me mettre en colère en repensant à mon passé. Je n'avais jamais connu Elza, car il n'avait laissé aucune photo d'elle – ça aussi je comprenais enfin pourquoi. Dant était un fils de pute, point barre.
Alors pourquoi diable ces putains de nœuds dans ma gorge ?
C'était à cause de Maryse. Cette idiote ne comprenait pas. Je ne devais pas pardonner à mon connard de père. Il m'avait fait tellement de mal ! Elle n'avait pas le droit de me demander d'effacer ça d'un claquement de doigts. C'était putain d'injuste !
Si je laissais partir toute cette colère ; ne cèderais-je pas une partie de moi ?
Et que me resterait-il à part cette souffrance ? Parce que oui, le petit garçon en moi s'en foutait des raisons que pouvait avoir son enfoiré de paternel ; il souffrait encore de son indifférence et de ses insultes.
Je ne pouvais pas pardonner à Dant ; je ne pouvais pas laisser partir cette rage.
Mais jusqu'ici, elle t'a apporté quoi de bien ?
Je cognai mon front contre le volant en poussant un cri bestial, primaire et déchirant, comme la douleur que je ressentais.
J'en avais marre de subir, marre d'avoir mal, mal de ne pas savoir quoi faire, marre d'avoir tant perdu, marre d'être en colère, marre d'en avoir marre. J'en avais raz le bol de toute cette merde qu'était ma vie !
Monica m'enlaça malgré ses bras menus et me serra fort contre elle, jusqu'à ce que je me calme.
— Il m'a détruit, grinçai-je entre deux sanglots. Je m'en fous qu'il soit mort. Moi, j'ai toujours mal.
— Shhh ! Donne-toi du temps, me suggéra-t-elle d'une voix douce. Et ne te sens surtout pas obligé de lui pardonner. Contrairement à ce que tu pourrais croire, tu as le droit de ne pas le faire.
— Il me répétait que j'étais un moins que rien ; que j'aurais dû mourir à la place d'Elza. Je me suis senti indigne d'amour pendant si longtemps. Je me suis détesté. Je me suis...
J'étais incapable de poursuivre. Je manquais d'air. J'avais mal. Tous ces putains de souvenirs me revenaient d'un coup.
En plus d'être un fardeau, il avait fallu que je sois différent. J'avais accepté tous mes malheurs sans rechigner, car je pensais les mériter. Peut-être que c'était pour ça que j'avais tenté la mort autant de fois ; peut-être qu'au fond, je n'avais jamais cessé de croire que j'étais indigne de vivre. Pendant longtemps, je n'avais pas supporté de soutenir mon propre regard dans un miroir. J'avais eu honte de moi. Je m'étais haï... Jusqu'à ce que Sara m'apprenne que j'étais digne d'amour comme j'étais ; que je méritais d'être aimé dans ma totalité.
J'avais peut-être surpassé cette étape, mais ce n'était pas parce qu'une blessure avait arrêté de saigner qu'elle n'était plus douloureuse.
— Je le hais, repris-je avec acrimonie sans pouvoir stopper mes larmes. Je refuse de lui pardonner parce qu'il est mort et qu'il avait soi-disant une putain de raison de me martyriser. Tous mes souvenirs sont là. Je ne peux pas laisser partir cette colère, je n'ai eu que lui comme compagnie durant toutes ces années. On ne peut pas me demander de m'en débarrasser d'un claquement de doigts !
— Ceux qui te demandent ça ont tort, affirma Monica en me serrant encore plus contre elle. La haine et la colère prennent beaucoup d'espace. Personne ne peut s'en débarrasser d'un claquement de doigts. Je comprends ta rage. Prends le temps qu'il te faudra ! Rien ne presse. Et il ne tient qu'à toi seul de décider si tu veux lui pardonner ou pas. Ne te sens obligé à rien, sinon ça ne va pas te servir à grand-chose. Je ne vais même pas te suggérer quoi que ce soit ; je sais que ta vie n'a pas été facile. Avec le temps, tu choisiras toi-même ce qui te fera le plus de bien. Je te le répète : rien ne presse. Laisse ton cerveau digérer tout ça.
— D'accord ! Merci, soufflai-je en me libérant de son étreinte. J'ai un concert.
En fait, j'avais honte de m'être laissé aller de la sorte. Maintenant que mes larmes m'avaient plus ou moins soulagé ; je n'arrivais même pas à soutenir son regard.
Je démarrai en luttant pour réguler ma respiration et Monica s'inquiéta :
— Tu es sûr ? Tu n'es pas obligé de monter sur scène si t'en as pas envie.
— Non ! décidai-je d'un ton catégorique en m'essuyant le visage d'un revers de la main. J'en suis capable. Ces gens ont payé pour me voir ; je vais pas les planter.
Ce que je ne mentionnai pas c'était que j'étais redevable envers tous mes fans. C'étaient les premiers à m'avoir donné l'impression d'avoir une place dans ce monde. Je n'étais plus aussi accro à leur amour, ni prêt à tout pour être adulé, mais j'aimais les satisfaire autant que possible.
Il y avait une arène pleine à craquer qui m'attendait. J'allais mettre ces foutues blessures en sourdine et faire ce pour quoi j'étais né...

Rock Hard, Love HarderOù les histoires vivent. Découvrez maintenant