🌟9. L'image

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Turner Scott était un homme grisonnant au physique quelconque qui se rattrapait avec ses vêtements et voitures de luxe. Tout ce qu'il possédait avait pour but de montrer sa réussite. De sa montre sertie de diamant jusqu'à l'énorme bureau en chêne devant son fauteuil rembourré au haut dossier. Tout était choisi pour lui conférer l'air important.

— Assieds-toi, m'invita-t-il, lorsque je pénétrai dans son bureau aux murs couverts de disques d'or de divers chanteurs, au dix-huitième étage d'un immeuble à Bunker Hill qui avait une magnifique vue sur le centre-ville de Los Angeles.

Maryse, quant à elle, se tenait debout dans un tailleur bleu ciel à l'autre bout de la pièce, le front plissé et les bras croisés sur sa poitrine. Chose étonnante que j'avais remarquée à l'instant même où mes yeux s'étaient posés sur elle : elle avait relâché son épaisse chevelure brune.

— Il y a des rumeurs, comme quoi tu projettes de te marier, alla droit au but l'homme d'affaires qui s'était croisé les doigts sur son bureau.
Je jetai un regard à la manager qui avait gardé la même position qu'à mon entrée. Son expression navrée était censée signifier que l'info ne venait pas d'elle, mais je ne la croyais pas.

Mais bon, de toute façon, ce n'était qu'une question de temps avant que Turner ne l'apprenne. Nos fiançailles à Sara et moi étaient l'un des sujets dominants dans la presse people ces derniers temps.
— Et ? finis-je par dire d'un air insolent.
— T'as recommencé à te droguer ou quoi ?
— Turner ! intervint Maryse en faisant un pas dans notre direction.
Il leva la main et celle-ci se stoppa net.
— Tu as un album dans cinq mois et tu vas te marier ? reprit le producteur, comme si c'était la chose la plus stupide qu'il lui était donné d'entendre.
— Il est où le rapport ? sifflai-je, de plus en plus agacé.
— Le rapport, c'est que ça risque de faire baisser les ventes. T'as vingt-trois ans. Tu as tout ce que tu veux. Prends ton temps !
D'après lui, je ne savais pas que j'avais vingt-trois ans ? J'essayais moi aussi de sauver ma carrière, mais je ne pouvais pas lui dire pour la lettre.
Je redressai ma position sur la chaise et le regardai droit dans les yeux afin de lui prouver qu'il était loin de m'intimider.
— Je travaille tous les jours sur les chansons que tu m'as achetées, énonçai-je en contractant les mâchoires après avoir appuyé exprès sur acheter. J'enchaîne les émissions et les interviews pour la publicité. Trois chansons ont déjà été enregistrées. Alors, oui, je vais me marier, mais je vois vraiment pas le rapport avec mon album.
— Les gens sont habitués à ce que tu sèmes les embrouilles : le centre de désintox, les bagarres, les grosses fêtes, les filles, c'est le Rivera qu'ils connaissent. C'est le Rivera qui fait vendre.
J'avais vraiment entendu ce que j'avais entendu ? Mon cerveau devait sûrement me jouer des tours. Je ne voulais pas y croire.
— Es-tu en train d'insinuer que je devrais recommencer à me droguer pour augmenter les ventes ? demandai-je lentement, en plissant les yeux d'un air incrédule.
— Je dis juste qu'on vit dans un monde de fous, jeta-t-il d'un ton égal en s'appuyant contre le dossier de sa chaise. Un monde où les mauvais garçons ont remplacé les princes charmants. Quand le bad boy s'assagit et qu'il termine avec une fille, on l'oublie et on passe à un autre.
— Donc, recommence à me droguer pour te remplir les poches ! résumai-je
— Rick, murmura Maryse.
J'avais élevé la voix et m'étais levé de ma chaise.
— T'entends pas ce qu'il me dit ? gueulai-je en pointant l'entrepreneur du doigt.
— Il n'a pas dit que tu dois recommencer à te droguer, avança Maryse de façon circonspecte.
— Mais t'es de quel côté au juste ? vociférai-je.
— Du tien, voyons ! s'offusqua la manager, de mon manque de confiance.
Elle se rapprocha du bureau et déposa ses doigts aux ongles soigneusement manucurés dessus.
— Turner, s'adressa-t-elle au producteur d'une voix placide. Il a grandi. Ce n'est plus le gamin que tu as signé cinq ans plus tôt. Laisse-le faire sa vie. Je te promets de faire en sorte que ses fans gardent l'image du bad boy ténébreux. Les ventes resteront les mêmes.
— Il va se marier ! exposa le producteur comme si je n'étais pas dans la pièce. C'est quoi la suite ? Il va avoir des gosses et ils vont vivre en banlieue ? Les gens flashent sur un mec qui plonge un serveur dans le coma parce qu'il a insulté sa copine ; la même copine qu'il largue une semaine plus tard. Ils viennent le voir jouer, car ils espèrent être ceux qui parviendront à percer le mystère autour de lui. Rick est allé deux fois en centre de désintox et pourtant, il ne fume pas et il n'a pas un seul tatouage. Il visite des enfants atteints du cancer et il traite certaines filles comme de la merde. Il est gentil avec ses fans, mais tout le monde sait qu'il pète les plombs pour un rien. Tu ne comprends pas que c'est son comportement imprévisible, qu'on pourrait qualifier de bipolaire, qui le rend intéressant ? Il est la personnification du mauvais garçon qui peuple les fantasmes de ces ados, au-dehors.
Il observa une légère pause pendant laquelle il joignit les doigts avant de poursuivre plus calmement :
— Ces dernières années, il m'a coûté cher avec toutes ses conneries, mais ça ne me dérangeait pas car il rapportait gros. Mais dis-moi, si ce mec se marie, toute l'aura de mystère autour de lui va disparaître. Il lui restera quoi ? Pourquoi on viendrait le voir sur scène ?
— Peut-être parce qu'il sait chanter, hasardai-je, en contractant les mâchoires d'irritation.
Et sa réponse ne fit rien pour arranger les choses.
— Depuis quand c'était ça le plus important ? rétorqua-t-il, implacable. On aurait mieux fait de garder Michael finalement...
Il savait appuyer là où ça faisait mal. Il avait fait exprès de mentionner Michael pour me rappeler que si j'en étais là, c'était grâce à sa compassion. Comme si les gens comme lui connaissaient ce mot ! Il avait vu en moi un bon investissement, c'était tout.
Mais bon, de toute façon, j'avais abandonné, dès la minute où il avait prononcé cette dernière phrase. J'étais désormais physiquement dans la pièce, mais mentalement loin.
Je les laisserais diriger ma vie, décider ce qu'ils voulaient de moi, comme toujours. Je n'entendis même pas le reste de la discussion. Je confiai à Maryse le soin de lutter contre ce requin. Peu importait la décision finale, je savais que je devrais l'adopter. C'était ça ma vie !
J'étais un pion, un pion avec une image. Une image qui s'était créée plus tôt, à cause de la haine, de la rage et de la souffrance. Une image qui rapportait de l'argent. Une image dont je ne pouvais plus m'en départir même si je m'en étais lassé.
Et si je laissais tout tomber et que je partais ? Croyez-moi, j'y avais pensé une tonne de fois. Mais je n'avais que ça ; je ne connaissais que ça.
À la fin de la journée, Maryse m'informa que tout était réglé ; que je pouvais faire ce que je voulais. J'avais failli rire. Ce que je voulais ? C'était partir avec la personne que j'aimais. Quitter toute cette merde et recommencer ma vie ailleurs.
Mais dans cette merde, il y avait chanté en symbiose avec le public, pleurer de gratitude à la fin d'un concert. Dans cette merde, il y avait maintenant cette fille aux yeux verts qui grimpait sur mon piano, car elle l'avait vu dans un film.
Pourrais-je vraiment tout laisser ?
En gros ce que je voulais, je ne le savais pas encore...
Maryse voulait juste dire que le mariage aurait toujours lieu, pour empêcher au monde de savoir que j'étais attiré par les hommes. Oui, pour protéger mon image, cette image... cette putain d'image.
J'avais tellement lutté pour parvenir à avoir un semblant de maîtrise sur cette rage au fond de moi. Tout ça pour qu'ensuite, on vienne me dire de remballer mon contrôle, car on préférait l'autre Rick. Je ressentais tellement d'émotions d'un coup que je ne parvenais même plus à mettre un nom sur chacune d'elles.
Je ne connaissais pas le plan de ma manager pour continuer à entretenir mon image de voyou et j'étais trop faible pour demander. Mais elle devait en avoir un. C'était Maryse après tout.
En rentrant chez moi, je me dirigeai directement vers le home bar. Je remplis deux verres que j'avalais cul sec avant de décider que je préférais boire au goulot. Sauf que l'alcool n'arriva pas à combler de vide que je ressentais, alors je m'acharnai sur les bouteilles.
Quand j'en avais terminé, la pièce ressemblait à une scène de combat d'un Western. Adieu les belles rangées de bouteilles sur les étagères lumineuses derrière le comptoir en arc de cercle. Il y avait de l'alcool et du verre brisé partout. De plus, du sang s'écoulait de la coupure que je m'étais faite à la main.
Et vous savez ce qui était amusant dans tout ça ? Ce bordel n'étonnerait personne. On disait quoi déjà à propos de cette stupide image ?
Les femmes de ménage étaient habituées à ramasser les débris résultant de mes crises de colère. C'était normal.
J'émis un rire hystérique devant le ridicule de la situation et cheminant sur les débris de verre. J'attrapai ensuite l'un des tabourets à siège tournant devant le comptoir. Je le levai et le frappai plusieurs fois de suite par terre.
— Rick ?
La personne qui avait cité mon nom n'était autre que Sara. Et elle se tenait de l'autre côté de la pièce, l'air complètement désemparé, des plis d'inquiétude lui barrant le front.
J'imaginais la scène macabre qu'elle devait avoir sous les yeux : un type complètement cinglé, au jean et au tee-shirt tachés de sang s'acharnant sur un pauvre tabouret de bar.
— Dégage ! grondai-je en laissant tomber le meuble.
Elle désobéit et fit un pas dans ma direction.
J'avais envie de rire. Elle se croyait brave ? Ou peut-être croyait-elle pouvoir me sauver avec sa petite robe à fleurs ridicule ? Encore une autre qui avait regardé trop de films débiles. J'attrapai une bouteille par terre qui avait miraculeusement échappé au carnage et je l'envoyai s'écraser sur le mur derrière elle.
Elle se figea et ferma les yeux de stupeur.
— J'ai dit : fous le camp !
Elle rouvrit les paupières, mais elle s'obstinait à rester dans la pièce et à me dévisager.
— Tu veux peut-être que la prochaine t'atteigne, petite idiote ? Tu sais, personne ne serait surpris. Elle savait qui elle fréquentait, diront-ils. Et tu sais quoi ? Ça fera grimper les putains de vente. Dégage, Sara ! Ou je ne répondrai plus de moi. Je suis un taré. Je suis un putain de taré, criai-je, hors de moi.
Peut-être que ce fut la lueur démente au fond de mes yeux qui la convainquit que me murmurer des paroles douces n'allait pas marcher comme dans une stupide fiction. Cette lueur qu'avaient vue tous ceux qui m'avaient croisé durant cette période de ma vie où je me croyais tout permis. Cette époque où la drogue était la seule pute que je gardais deux nuits de suite ; cette époque où au lieu de chercher à guérir de mon passé, je blessais tout le monde.
Sara l'avait vue, et elle allait croire comme tout le monde que ce garçon était condamné. Pourtant, j'avais senti l'espoir, j'avais cru apercevoir la lumière au bout du tunnel et je m'étais efforcé de l'atteindre. Je savais bien que je n'étais plus ce gamin : j'avais changé. Mais ce n'était pas ce qu'on attendait de moi. Ce n'était jamais ce qu'on attendait de moi...
Je m'écroulai par terre contre le comptoir et ramenai mes genoux contre mon torse. J'ignorai les débris de verre autour de moi, de même que la blessure qui m'élançait au creux de ma main. Je déposai mon front sur mes bras croisés au-dessus de mes rotules et je pleurai. J'en avais marre... vraiment marre.
« Je peux venir ? », textai-je à Marcos lorsque mes sanglots se furent un peu calmés.
« Je viens de rentrer. Je t'attends ! », répondit-il sans tarder.

Rock Hard, Love HarderOù les histoires vivent. Découvrez maintenant