⭐46. Case départ

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Avec deux heures de retard, je pénétrai dans le studio d'un pas lourd et refermai mollement la porte derrière moi. Ensuite, je m'y adossai les mains dans la poche de mon sweat, et levai les yeux au ciel lorsque tout le monde tourna la tête dans ma direction. La conversation entre Sam, Jason et Lucas, assis devant la régie s'était interrompu d'un coup, et désormais, les musiciens me dévisageaient comme s'ils voulaient tous me punir.
Ty dans son accoutrement noir habituel était à l'écart, allongé sur le sofa en L qui longeait les murs en bois mat du studio. Le guitariste enleva ses écouteurs en posant ses yeux sombres sur moi et grogna d'un air mécontent :
— C'est pas trop tôt.
— Désolé, jetai-je sans en penser une seule syllabe.
Je me mis ensuite à taper distraitement du pied, sur le tempo d'une musique inaudible, en regardant partout sauf dans la direction des autres gars devant la table de mixage.
— On commence oui ou non ? s'impatienta Ty. Pourquoi j'ai l'impression que vous n'êtes pas si pressé que ça d'en finir ?
Personne ne répondit au gringalet avec les écarteurs aux oreilles. La tension qui régnait dans la pièce était suffocante, et le guitariste semblait être le seul à ne pas le remarquer.
Je me sentais capable d'exploser à la moindre petite étincelle, et ceci malgré les speechs d'encouragement que je me répétais depuis la maison. Sara ne me pardonnerait pas si je touchais à Lucas, mais en ce moment même, mes mains me démangeaient de lui refaire le portait. Et ça ne s'arrangea pas lorsque ce dernier fit péter la bulle du chewing-gum qu'il mâchait paresseusement depuis tout à l'heure.
— Je pourrai pas... je pourrai pas... répétai-je comme une litanie dans ma barbe.
— Quoi ? s'intrigua Ty.
— Je pourrai pas le tolérer, explosai-je en désignant le pianiste. Je veux pas qu'il parle, je veux pas qu'il respire, je veux même pas qu'il existe. Je peux pas continuer à travailler avec Lucas.
Celui-là, posé dans son fauteuil ergonomique, les cheveux relâchés ; vêtu d'un tee-shirt gothique à emmanchures basses et d'un pantalon en cuir, continuait de faire des bulles avec sa gomme en m'ignorant royalement. Peut-être que je devenais obsessionnellement jaloux, mais je ne pouvais plus m'enlever ce fichu baiser de la tête et je pouvais encore moins supporter le pianiste. Je détestais Lucas Chase.
— C'est qu'un baiser, mec, intervint Jason d'un ton agacé comme si je faisais tout un plat pour rien.
Finalement, peut-être que ça ne me dérangerait pas tant que ça s'il partait... J'aurais dû savoir qu'il serait du côté de Lucas. C'étaient des amis d'enfance après tout. D'ailleurs, ce jour-là, c'était comme s'ils s'étaient mis d'accord pour exhiber leurs différents tatouages. Tous deux portaient des tee-shirts sans manches qui dévoilaient leurs bras et certaines parties de leurs torses recouverts de dessins.
Le bassiste n'avait plus autant l'air bizarre que l'autre soir, mais c'était comme si ma présence le dérangeait au plus haut point.
Jusqu'à présent, de tous les musiciens, Jason avait été celui de qui je me sentais le plus proche. On avait fait tellement de fêtes ensemble, partagé tellement de délire en tournée... Même quand les autres me traitaient avec une certaine froideur, il m'avait toujours donné l'impression que je pouvais compter sur lui... C'était lui que j'aurais plus eu tendance à considérer comme un ami. Désormais, je ne savais plus quoi penser.
— Qui a dit qu'il n'y avait eu qu'un baiser ? sourit le pianiste d'un air goguenard en basculant son fauteuil en arrière.
Avant que je ne parvienne jusqu'à lui, Ty s'interposa entre nous et me stoppa en posant fermement ses paumes sur mon torse.
— Ne me touche pas ! grognai-je, fulminant.
L'idée que Sara ait pu embrasser Lucas plus d'une fois me répugnait au plus haut point. Il se pourrait aussi que ce connard mente, mais qu'il s'en vante devant tout le monde me faisait voir rouge.
Ty leva les mains en signe de reddition, mais ne se dégagea de mon chemin pour autant.
— OK, OK ! Je ne te touche pas. Mais qu'est-ce que vous avez, bon sang ?
Le guitariste principal parlait rarement, et encore dans ces cas, il n'élevait jamais la voix. Pourtant, là, il avait presque hurlé. J'en déduisis qu'il devait être dans un très mauvais jour.
— Lucas a embrassé la... femme de Rick, expliqua Jason avec un petit rire condescendant.
— Tu as quelque chose à dire sur « ma... femme » , Jason ? crachai-je à l'intention du blond.
— Si seulement tu savais, rigola-t-il d'un air mystérieux.
Comportement étrange, et désormais parole énigmatique. Il se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'au dos s'il croyait que j'allais avaler un seul mot de ce qu'il dirait sur Sara. Je ne faisais plus confiance au bassiste. Ce serait certainement un stratagème tordu mis en place par lui et Lucas pour me séparer d'elle.
L'autre soir, j'avais été si près d'avoir une chance avec Sara. Je l'avais senti ; elle était sur le point de céder... Enfin, jusqu'à ce que le blond arrive et gâche tout. Ensuite, elle et moi étions rentrés dans un silence total, malgré mes multiples tentatives pour briser celui-ci. Arrivée à la maison, elle s'était empressée de s'enfermer dans sa chambre, comme si elle voulait à tout prix être loin de moi. Et puis le lendemain, elle avait disparu.
Quinn m'avait informé qu'elle avait insisté pour lui accorder sa journée, et depuis elle était restée injoignable. Je redoutais tellement qu'elle revienne, froide et distante à nouveau, ou avec un contrat à la con qui m'obligerait à rester loin d'elle. Je ne pourrais plus le supporter ; je la voulais entièrement cette fois-ci, et à moi tout seul.
J'avais pété un câble en restant à la maison la veille, afin d'attendre que mes paupières désenflent complètement. Et encore une fois, le bar avait été victime de ma colère. Ce jour de congé supplémentaire n'était pas vraiment nécessaire, car ma gueule était désormais partout sur internet, à cause de ma petite scène à la soirée de Lucas. Mais peu m'importait ! J'avais voulu me sentir complètement bien dans ma peau pour revenir travailler, mais tout compte fait, peut-être que j'aurais dû rester chez moi.
— Je m'en fous de ce qu'il y a entre vous deux, reprit Ty de son nouveau ton d'arbitre. On a un album à préparer. Arrêtez vos chamailleries, sinon Turner risque de ne pas être content. Et vous savez bien que quand Turner n'est pas content, personne n'est content.
Sam, qui depuis tout à l'heure se contentait de tourner ses baguettes entre ses doigts, commenta avec une grimace :
— Je le sens pas trop, cet album.
— Et dire que Sa Majesté ne sait même pas tout, gloussa Lucas, suicidaire.
Suite au commentaire du pianiste, l'Asiatique s'était nerveusement passé les doigts dans ses cheveux blonds polaires, l'air de dire « ça va barder ». Ça m'avait quelque peu intrigué, car les autres aussi avaient adopté une attitude bizarre, comme s'ils savaient tous quelque chose que j'ignorais.
La porte s'ouvrit à ce moment-là et Maryse entra d'un pas pressé comme d'habitude ; coiffée d'un chignon sophistiqué et d'un tailleur bleu marine.
— Ah les garçons ! Tant mieux, vous êtes tous là ! s'exclama-t-elle d'un air soulagé, en arrêtant de pianoter sur sa tablette.
Je l'ignorai et me concentrai de préférence sur les musiciens. Le comportement des musiciens suite à la remarque de Lucas avait sincèrement éveillé ma curiosité.
— Je ne sais pas tout sur quoi ? m'enquis-je.
— En fait mec, Will est viré, m'informa Ty d'un ton réticent, qui me fit d'avance soupçonner que la suite n'allait pas me plaire.
J'avais eu un crush sur Will pendant longtemps. L'ingénieur du son à la peau foncée m'accompagnait depuis que j'avais signé chez Starecord. Il était vraiment doué, alors c'était quoi le putain de problème ? Et qui était le connard qui avait osé le virer ? Apparemment, je n'étais pas prêt d'avoir des réponses, car tous les gars évitaient de croiser mon regard. C'était comme si personne ne voulait être celui à lâcher la bombe qui risquerait de me faire exploser.
— Vaut mieux que ce soit sa tante chérie qui lui dise, sinon il risque de tout casser, railla Lucas.
— En fait Rick, commença Maryse d'un ton solennel. Will a fait une erreur : deux des chansons ont été effacées. Faudra vous remettre au travail au plus vite si on veut...
Un rire hystérique s'empara de moi avant même qu'elle ne termine sa phrase. Tout le monde me dévisagea, troublé, ne s'attendant sûrement pas à cette réaction. Lorsque je me calmai enfin, j'insérai mes mains dans la poche de mon sweat et dis :
— Laisse-moi deviner ! Les chansons sont Devil's captive et Nightmare ? Je sais qui est derrière tout ça. Will est une victime. Arrête de me prendre pour un con, Maryse !
Lucas fit une autre bulle avec son chewing-gum et lâcha :
— Cassage de meubles dans 3... 2...
— Ou peut-être que c'est ta grande gueule que je vais casser, si tu veux pas la boucler, coupai-je d'un ton cassant.
— Oui, chef, oui, ironisa-t-il.
— Lucas la ferme ! Et toi, fais pas attention à lui, suggéra Maryse en balayant la réplique du pianiste. Je suis désolée, vous devez réenregistrer ces chansons.
— Je ne vais pas le faire, décrétai-je de façon catégorique en la regardant droit dans les yeux.
Je ne savais pas si les gars avaient avalé cette histoire de suppression accidentelle, mais ce n'était pas mon cas. La semaine dernière, Turner était passé au studio et avait assisté quelque temps aux enregistrements. Son verdict ? Je n'étais pas assez en colère ; principalement sur Devil's captive et Nightmare. Puis bizarrement, quelques jours plus tard, ceux-ci s'envolaient « par erreur » et c'était la faute de Will.
Le producteur prenait vraiment les gens pour des pions. Les affiches de l'album étaient partout. Les photos promotionnelles ne cessaient de pleuvoir. Mon concert à Paris avait peut-être été reporté, mais la pré-tournée connaissait un franc succès. J'avais travaillé dur pour coïncider tout ça, et d'un claquement de doigts, il avait décidé de faire disparaître deux chansons à l'approche de la date de sortie de l'album. S'il voulait me mettre en colère, il avait en effet réussi, mais je n'allais quand même pas réenregistrer ces chansons.
Ce requin avait sûrement dû sourire quand les vidéos de la soirée avaient fait le buzz. Le Rick qui faisait vendre était de retour : ce mec qui foutait la merde partout où il allait et dont toutes les chansons reflétaient la rage et la luxure. Ce garçon tourmenté et énigmatique qui avait inspiré tant de fanfictions.
J'avais tabassé ce mec à la fête de Lucas, car il le méritait, mais j'aurais quand même pu payer très cher pour ça. Pourtant, je ne me souciais jamais de ce genre de détail et je n'avais jamais eu à le faire. Peut-être était-ce l'une des raisons pour lesquelles j'avais été un tel enfoiré pendant si longtemps. J'avais toujours eu des gens pour nettoyer derrière moi, alors je ne m'étais pas gêné de foutre le bordel quand ça me chantait.
Et c'était là que Turner se trompait ; l'ancien Rick n'était pas de retour. Je n'avais pas frappé ce mec juste pour le plaisir ; je n'étais plus ce gamin qui faisait ce genre de chose. Je n'allais plus me battre, me droguer, et enchaîner des putes pour qu'on me trouve intéressant. Et j'allais encore moins réenregistrer des chansons que je n'aimais pas, juste pour maintenir l'image d'un mec qui avait disparu.
À une époque, je l'aurais fait. Avant, je ne disais jamais non. En bonne machine à sous obéissante, tout ce que je n'aimais pas, je le faisais descendre avec quelques comprimés d'ecstasy ou une bonne dose d'héroïne. Désormais, je luttais pour éviter cette voix et retomber dans cette routine infernale, mais j'avais l'impression que tout le monde s'en foutait.
— Je n'ai pas envie de le faire et à moins d'être sous saloperie, je ne le referais pas. J'ai eu une chance. Pourquoi tout le monde veut que je me remette à me droguer ?
— Mais tu te drogues, plaça Lucas comme si c'était évident. On en a tous eu la preuve à New York. Qui essaies-tu de tromper ?
— Même à l'époque où je me tuais à la saloperie, j'ai jamais aimé la cocaïne, rétorquai-je avec un calme qui me surprit moi-même. Fais pas comme si t'as oublié toutes ces cochonneries qu'on s'injectait ensemble. Je pense que tu sais très bien que cette histoire de coke était de la fausse publicité. Mais peut-être que trouver des raisons de me rabaisser nourrit ton ego de minus. Mais désolé mon pauvre, faudra l'accepter. J'ai la meuf que tu veux, la vie que tu veux, et même la bite que tu veux ; j'ai entendu des rumeurs comme quoi la tienne est toute petite, terminai-je avec un sourire mauvais.
— Sara ne semblait pourtant pas penser ça, fit-il avec son rictus mutin habituel en basculant sa chaise en arrière.
C'en était trop ! Même l'entendre prononcer son nom me donnait la gerbe. Je fonçai sur le pianiste avec la ferme intention de lui faucher quelques dents, mais Jason se leva de sa chaise et m'administra une bourrade sur le torse.
— Tu vois pas qu'il te fait marcher ? s'énerva-t-il. C'est quoi votre délire avec cette chieuse ? Elle n'est même pas belle, putain !
Lui non plus, je ne pouvais plus le saquer. J'étouffais. Je n'avais plus rien à faire dans ce studio de merde. Je bousculai le bassiste qui se rattrapa sur la régie et fis demi-tour vers la porte.
— Allez tous vous faire foutre. Tous !
— Moi j'ai rien fait, protesta Sam. Je suis même prêt à réenregistrer. Mais bien sûr, c'est pas moi la star. C'est pas moi qui déci...
Le reste de sa phrase resta dans la pièce à l'isolation phonique, après que j'eus claqué violemment la porte.
— Rick, déconne pas. Retourne dans le studio, t'as du boulot, me rattrapa Maryse en bas de l'immeuble.
Ç'aurait été tellement facile de monter dans ma voiture et de partir en trombe. Mais ce matin, le verdict du tribunal était tombé : plus le droit de conduire pendant deux mois. Saloperie de système ! Je continuais de marcher en scrutant la rue à la recherche d'un taxi et la manager me suivait en faisant claquer ses talons sur le trottoir.
Elle déblatérait toute seule, moi, je n'entendais pas un seul mot. En fait, je songeais au moment même à partir loin de toute cette merde, ne serait-ce que quelque temps. Et en fin de compte, pourquoi je ne partais pas loin de toute cette merde ?
Un taxi finit par s'arrêter et je m'empressai de m'engouffrer dedans.
— T'as pas de garde du corps ! gueula la manager en désespoir de cause.
Sérieusement ? C'était maintenant qu'elle le remarquait ? Grant était au Canada pour l'enterrement d'un proche depuis quelques jours, et je l'avais dissuadé de se trouver un remplaçant, puisque de toute façon, je voulais être seul.
Les hauts immeubles du centre-ville défilant sous mes yeux, je songeais sérieusement à partir loin de L.A., lorsque mon téléphone vibra dans ma poche.
C'était Daphney qui m'annonçait qu'elle gardait ma voiture encore quelques jours. Je n'aimais pas qu'on conduise mes bagnoles, mais je lui devais bien ça pour être passée la récupérer. En plus, vu ma condition, ç'aurait été vache de refuser... Je lui fis seulement promettre de bien prendre soin de mon bébé et quittai la conversation.
Je remarquai aussitôt un message de Marcos datant de la veille que je n'avais pas encore aperçu. À ce moment-là, je ressentis un soupçon de culpabilité pour l'avoir oublié de la sorte. Pour être honnête, il était totalement sorti de ma tête.
J'indiquai de préférence l'adresse de l'hôpital au chauffeur, et en chemin j'eus tout le temps de repenser à notre relation. Tout me revint d'un coup : ce que j'avais à lui annoncer ; son état ; ce qu'il me cachait... Quoique pour ça, j'avais depuis un moment trouvé la solution. Ce que j'avais en tête n'était pas honnête, mais j'avais trouvé le moyen de tout découvrir.
Finalement, tu n'auras peut-être pas besoin de le faire surveiller, pensai-je lorsque je surpris cette conversation, par l'une des fenêtres de sa chambre d'hôpital...
Je me figeai sur place et ce que je découvris ensuite me laissa sans voix.

Rock Hard, Love HarderOù les histoires vivent. Découvrez maintenant