⭐32. Pardon

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— Ton gardien n'a pas voulu me laisser aller plus loin, expliqua le quadragénaire en se relevant difficilement d'un escalier sous le portique lumineux. Il m'a permis de passer le portail grâce à Daphney, mais malgré son insistance...
— Que fais-tu là ? coupai-je d'un ton acerbe en parvenant à masquer le tsunami d'émotions qui m'habitait.
— J'avais besoin de te parler, annonça mon père, ou plutôt le donneur de sperme, car à mon avis, le nom de père ça se méritait.
Daphney devait être fière de m'avoir joué ce tour. Où était-elle d'ailleurs ?
Je balayai du regard la vaste pelouse, les buissons parfaitement entretenus et la fontaine lumineuse au milieu de la cour partiellement dallée. Celle-ci demeurait désespérément vide.
— Où est Daphney ?
— Elle est partie ! m'informa-t-il.
Bien joué Daph !
Maintenant, je me retrouvais coincé avec ce... cet homme, chez moi, en pleine nuit. C'était quoi son plan exactement ? J'avais envie de hurler de frustration !
Dant demeurait immobile, comme... mal à l'aise ? Il arborait une expression circonspecte comme s'il redoutait ma prochaine réaction.
Où était passé l'homme imposant qui pouvait intimider n'importe qui d'un simple regard ? Ses cheveux poivre et sel avaient désormais perdu leur éclat, ses joues étaient creuses et ses épaules tombantes dans la chemise sombre aux manches retroussés qu'il portait. Il ne m'inspirait plus aucune crainte, par contre de la pitié, oui. De plus, le petit pansement sur son nez me fit ressentir une pointe de culpabilité.
Je ne voulais pas lui parler. Je n'avais rien à lui dire. Je le contournai donc comme s'il n'existait pas et grimpai les trois larges marches conduisant à la porte d'entrée.
— Je suis fatigué, jetai-je sans daigner tourner la tête. Bonne nuit !
— Mais il est plus de minuit ! Daphney ne viendra pas me chercher, avant demain matin. Tu ne vas quand même pas me laisser dormir dans la cour !
— Et qu'est-ce qui m'en empêcherait ? m'énervai-je en pivotant brusquement. Parce que toi, tu t'étais questionné sur l'endroit où j'avais dormi quand tu m'avais déclaré que tu ne voulais plus de moi, peut-être ? Désolé, mais tu t'es trompé de pyjama party.
— Je... débuta-t-il d'un ton implorant. Ricardo, je ne suis plus cet homme, j'ai...
— Eh bien moi, je suis encore ce gosse sur qui tu déversais ta haine ! Il est encore là, à l'intérieur de moi.
C'était lui qui avait fait de moi ce gars qui consultait en permanence ce qu'on disait de lui : « est-ce que les gens me trouvaient toujours cool ou à tomber ? » C'était lui qui avait créé ce mec qui chérissait tant le fait d'être adulé. J'aimais entendre les gens crier mon nom... J'étais toujours ce gamin à la recherche de reconnaissance parce qu'il n'avait pas eu de parents pour l'aimer.
Cette assurance totale que j'affichais n'était que façade. J'en avais toujours quelque chose à faire de ce que les gens pensaient. Finalement, Turner et moi n'étions pas si différents : nous étions tous les deux obsédés par un cliché. Sauf qu'on n'avait pas la même conception de l'image parfaite.
Autant lui voulait un fauteur de trouble, autant désormais, je voulais juste être un mec cool. Et un mec cool avait : une vie cool, une femme cool, des voitures cools, des amis cools... Le mec cool avait le style de vie que tout le monde voulait et était envié de tous.
Des fois, j'en avais marre d'être comme ça. J'aimerais écouter Daph et me contenter d'être juste moi ; sans penser à ce que les gens diraient ou penseraient, mais j'avais tellement peur. Et si on n'aimait pas le type qui pleurait devant les films ? Ou qui avant Sara parvenait à jouir seulement en pensant à un mec ? J'étais certain que ce n'était pas ce qu'on attendait de moi, et je n'étais pas sûr de pouvoir encaisser les réactions.
Je voulais que les gens continuent de vénérer un dieu de la scène ; un tombeur ; un mec qui débordait de confiance en lui. Même si en réalité, j'étais faible. J'étais un putain de faible ! Et je l'avais été pendant si longtemps que j'avais fini par me convaincre que je ne pouvais être autrement.
— Ta mère me manquait, reprit l'homme dont j'avais hérité les yeux, d'un air nostalgique. Et en même temps, je ne pouvais pas digérer ce qu'elle... Il ferma les paupières comme pour empêcher ses mots de dépasser ses pensées et ajouta : en tout cas, sache juste que j'avais toute cette colère en moi et...
— Mais je n'y étais pour rien, criai-je avec de plus en plus de mal à retenir mes larmes. Je n'ai pas tué ta femme. Elle est morte en me donnant naissance. Je ne voulais qu'un peu d'amour, moi. Pas des accusations pour quelque chose dont je n'étais nullement responsable. Arrête de te chercher des excuses Dant. T'as été un connard, point final.
Je repris ma progression vers la porte d'entrée d'une démarche vive. Cependant, je pris une pause en actionnant la poignée, après avoir tapé sur le digicode.
— Je pense que t'es le mieux placé pour comprendre que je n'en ai rien à faire si tu dors à même le sol, car je suis en colère, crachai-je, sarcastique, en prenant le soin de détacher chaque mot.
— Juste une question, lança-t-il calmement.
Je me figeai d'anticipation sans pour autant me retourner. Peu importait ce qu'il dirait, je savais qu'elle n'allait pas me plaire. Et j'avais raison.
— Pourquoi as-tu gardé ton nom de famille ? m'interrogea-t-il.
J'aurais pu m'en débarrasser au début de ma carrière lorsque j'avais fait supprimer mon premier prénom. Cependant, j'avais gardé mon patronyme. Je crois que Dant savait déjà la réponse à sa question et au fond, moi aussi je la connaissais...
— Tu n'es pas comme moi et tu n'as pas à l'être, insista-t-il devant mon silence.
— Ne joue pas à ça avec moi ! le prévins-je d'un ton menaçant en pivotant abruptement.
Essayer de flatter mon égo afin de m'attendrir. Ça ne marcherait pas sur moi.
— Bien ! soupira-t-il. Mais tu sais que...
Il s'interrompit et grimaça en s'appuyant à la rambarde en fer forgé de l'escalier, comme pour s'empêcher de tomber.
— Tu ne vas quand même pas mourir chez moi ! m'alarmai-je en tentant d'adopter un ton léger.
— Laisse, ça va passer, affirma-t-il d'une voix mal assurée. C'est juste une affreuse migraine qui menace de m'exploser le crâne. La routine quoi !
Ses paroles étaient censées me rassurer, mais lorsqu'il releva la tête, mon cœur fit un saut périlleux dans ma poitrine : du sang gouttait de son nez.
Je paniquai sérieusement et me passai les mains dans les cheveux plus d'une dizaine de fois en trente secondes. Il ne pouvait quand même pas venir mourir là ! Je descendis finalement les trois marches et lui proposai l'épaule qui n'était pas occupée par la bretelle de ma housse à guitare.
Merci Daphney pour le cadeau !
— Appuie-toi sur moi, dis-je, mal à l'aise. Je vais t'installer à l'intérieur.
— Je croyais que tu allais me laisser...
— Tais-toi ! Tu veux ? m'agaçai-je. Contente-toi de prendre appui sur moi.
Il obtempéra. Je le guidai jusqu'à l'un des canapés du salon, filai lui chercher un verre d'eau et m'affolai :
— Maintenant que dois-je faire ?
— Je t'ai dit que ça allait passer, répéta-t-il. Ça se calme déjà. Sauf que ces derniers temps, ils sont de plus en plus violents.
Il avait ajouté la dernière phrase dans un murmure, comme pour lui-même.
— Et tu fais quoi dans ces cas-là ? m'enquis-je, curieusement intéressé par la réponse.
— J'attends que ça passe, affirma-t-il nonchalamment.
— C'est tout ?
— Les médicaments m'auraient juste accordé un soulagement temporaire, plus un ou deux mois supplémentaires à vivre. Je n'ai pas envie de lutter contre ma maladie, j'ai accepté mon sort. Je suis prêt à mourir, je ne vais pas retarder l'inévitable avec quelques cachets.
Toujours aussi tête de mule à ce que je vois.
Dant avait toujours été quelqu'un de rigoureux. C'était ce qui faisait de lui un avocat aussi redoutable. Il était super connu et à plusieurs reprises, le gouvernement avait fait appel à lui pour des cas extrêmement délicats. Il était craint et respecté.
Moi aussi, à une époque, je l'admirais malgré son indifférence envers moi. Mais je n'avais pas eu envie de suivre sa trace pour autant. Je ne me sentais pas fait pour une vie pareille. Et ça, il ne l'avait pas compris.
Je grattai la peau autour de mon micro barbell à l'arcade qui me démangeait à cause de la cicatrisation. Ensuite, je ne sus pas trop quoi faire avec mes mains, et je finis par les croiser sur mon torse, mal à l'aise.
Une tension palpable planait dans le salon au haut plafond. Cependant, quelques instants plus tard, je surpris Dant à sourire.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? demandai-je en fronçant les sourcils, intrigué.
Son sourire s'élargit et je crispai les mâchoires. C'était quoi ce bordel ?
— Tu t'es inquiété pour moi, se réjouit-il.
Je levai les yeux au ciel et mis tout mon agacement dans mon intonation en répliquant :
— Tu sais que te comporter en gamin n'en fera pas de toi un ?
— Oui, je sais. Mais tu n'as pas hésité une seconde.
— On va dire que c'est mon côté chevalier servant ou prince charmant, je sais pas, soufflai-je en haussant les épaules d'un air blasé.
— Parce que j'avais l'air d'une demoiselle en détresse ? se marra-t-il.
Bon là, soit j'étais en train de rêver, soit Daphney avait trouvé le clone de Dant et trouvait drôle de me faire une blague. Cet homme ne pouvait pas être celui avec qui j'avais grandi.
C'était la première fois qu'il riait devant moi en vingt-trois ans, et ça avait quelque chose de vraiment déroutant.
— Rien n'a jamais précisé que les demoiselles en détresse étaient toutes belles et jeunes, me surpris-je à plaisanter.
— Par contre, on sait que c'étaient toutes des demoiselles, parvint-il à placer entre deux fous rires
— Pas faux ! dus-je admettre.
Bizarrement, quelques secondes plus tard, mon rire s'éleva pour accompagner le sien. La situation avait quelque chose de tellement étrange qu'on s'interrompit aussi rapidement qu'on avait commencé. Un silence gêné remplit l'atmosphère et dissipa toute trace d'hilarité dans l'air.
Ce fut lui qui mit fin à nos mutismes respectifs en déclarant :
— Alors il y a de l'espoir ! Tu pourrais me pardonner un jour.
— Ça mon vieux ! N'en sois pas si sûr, rétorquai-je en tournant les talons, avec la ferme intention de fuir le reste de la conversation.
Il se leva du sofa et lança d'un ton que j'avais presque envie de croire sincère :
— Je suis désolé Ricardo ! De tout cœur, je le suis. Je regrette que ce soit maintenant, dans ces circonstances, que j'aie à te dire ça. Si tu n'arrives pas à me pardonner, je comprendrai. Je ne mérite pas ton pardon, je le sais tout au fond de moi. Mais j'avais quand même espéré que ce garçon qui avait gardé son nom de famille en dépit de tout, arriverait à le faire. Tu n'es pas comme moi, et tu ne le seras jamais.
Des larmes menaçaient de s'échapper à tout moment de mes yeux. Je lui tournais le dos, mais il n'était quand même pas question de les laisser couler. Je repris ma progression vers l'escalier, bien décidé à le laisser se débrouiller tout seul. Cependant, lorsqu'il recommença à parler. Je me surpris à m'arrêter encore une fois.
— Je regrette d'avoir voulu diriger ta vie. Mais je suis content que tu te sois moqué de mon avis, car si tu avais suivi ma voie et fait des études de droit, le monde aurait vraiment raté quelque chose.
Il observa une longue pause sûrement dans l'attente d'une réaction de ma part. N'obtenant aucune, il finit par poursuivre :
— Je te suis depuis plus de deux ans, tu sais ? Je ne dirai pas que ce que tu chantes est mon style musical préféré, mais je suis fier de toi, même si je pense que tu n'en as rien à faire. Ricardo, j'avais voulu te parler avant même d'apprendre pour ma maladie, mais tu me connais... Mes mots ne suffiront pas et tu as raison : aucune excuse ne justifie la façon ignoble dont je me suis conduit avec toi. Ni la mort de ta mère, ni le fait que je n'aie jamais pu passer à autre chose ou encore que tu me rappelais constamment ce qu'elle... Il prit une grande inspiration avant d'enchaîner : OK, j'ai été un vrai connard, et j'en ai conscience. Je voulais juste que tu saches que si je pouvais changer le passé et t'accorder l'enfance que tu méritais, je le ferais sans hésiter.
Malgré mes efforts, les larmes réussirent à franchir mes yeux et échouer sur mes joues.
Je venais d'entendre ce que j'avais voulu entendre toute ma vie, et pourtant, j'avais encore ce truc qui me comprimait la poitrine. Je pensais que c'était ce qu'il me fallait pour que toute ma souffrance disparaisse d'un coup, mais je m'étais trompé. On ne guérissait jamais de certaines blessures.
On ne guérissait pas d'avoir eu droit à une nourrice irritable, comme toute présence maternelle. Ni de n'avoir possédé aucun membre de sa famille à qui raconter sa première journée de classe.
On ne guérissait pas de n'avoir aucune anecdote parentale à se remémorer. Ou d'avoir connu tant de Noëls seul, juste entouré de cadeaux qu'on aurait troqué volontiers contre un peu de compagnie.
Les cicatrices des fois où on n'avait eu qu'une servante pour nous supporter au spectacle de fin d'année quand tout le monde était accompagné de ses parents ne disparaissaient jamais. Ni celles d'avoir comme uniques souvenirs avec son géniteur ceux où il nous criait dessus et nous traitait de vauriens quand on avait fait une assez grosse connerie pour avoir son attention.
On ne guérissait pas de ces choses-là !
À la base, j'avais gardé mon nom de famille par provocation. Je voulais que celui qui m'ait rejeté me regarde réussir, alors qu'il ne croyait pas en moi. Mais plus je réfléchissais et plus il me paraissait évident qu'au fond de moi, je l'avais gardé parce que je voulais qu'il soit fier de celui qui portait le même nom que lui. J'avais voulu qu'il soit fier de son fils, même si je n'avais pas réussi là où il voulait.
Mais là, il me disait tout ça, et c'était comme si j'étais dans une sorte de bulle et que ses paroles n'avaient aucun effet sur moi. Peut-être qu'il fallait du temps à mon cerveau pour assimiler le fait que cet homme dont j'ai voulu l'attention et l'amour toute ma vie, me demandait pardon. Oui, c'était ça, il me fallait du temps.
— Prends la première chambre en haut de l'escalier ! conclus-je sèchement. Si tu as un problème, t'auras qu'à m'appeler via l'interphone. Il y en a dans toutes les chambres, enfin, je crois. En tout cas, évite de mourir chez moi !
Sur ce, je tournai les talons et partis pour de bon. Il soupira, visiblement déçu, mais résigné, car il n'ajouta rien d'autre.
Il savait bien qu'il avait merdé. Il savait qu'il m'avait brisé...

Rock Hard, Love HarderOù les histoires vivent. Découvrez maintenant