Chapitre 2

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Ce soir-là, Flora s'enveloppa le mieux possible dans son manteau et, tout en en resserrant les pans, elle se fit la réflexion qu'il était de plus en plus ridicule de donner ce nom à la vieille veste en polaire qu'elle avait acheté plusieurs années auparavant. À cette époque, le vêtement était doublé de fourrure synthétique mais en quatre ans, la fourrure était partie par plaques et il ne restait que la polaire recouverte par endroit de quelques poils disgracieux. Enfilant un bonnet de grosse laine grise, Flora mit des gants puis enroula son cache-nez en laine avant de sortir sur le palier. Elle aimait cette écharpe, une merveille rose et bleue mais même si elle avait beaucoup d'affection pour Irène, sa voisine, qui la lui avait tricotée pour Noël, elle devait reconnaître que la laine était un peu piquante.

Tout en longeant le couloir qui desservait sa chambre de bonne, elle songea à Irène Ménard, la locataire qui habitait tout au bout. Sa chambre était un peu plus grande que celle des autres et son loyer dérisoire parce qu'elle avait signé son bail des années auparavant. Si longtemps, d'ailleurs, que sa veille voisine n'était pas capable de dire depuis combien de temps elle habitait là.

En descendant l'escalier pour se rendre au travail, Flora songea une fois de plus qu'il était très pratique pour elle de faire le ménage dans des entreprises des huitième et seizième arrondissements ainsi qu'à Neuilly car, habitant elle-même dans le seizième, elle pouvait faire la majorité des trajets à pieds.

Une fois dans la rue, Flora pressa le pas en direction des premiers bureaux dont elle s'occupait et, à dix-neuf heures, elle retrouva Najette une jeune femme avec qui elle faisait équipe. Elles se partagèrent les lieux et chacune partit travailler à son étage. Flora aimait bien son métier parce que les produits d'entretien sentaient bon et que refermer la porte sur un bureau impeccable était un de ses petits plaisirs. En revanche, elle détestait croiser les employés qui s'attardaient parfois le soir. Quand ils la regardaient, elle avait toujours l'impression qu'ils la confondaient avec la crasse qu'elle était là pour retirer. La plupart du temps, ils avaient un regard dédaigneux ou même, parfois, feignaient de ne pas la voir du tout.

Tout en s'activant, Flora songeait au conflit qui avait opposé Irène, la doyenne de l'étage avec Christine, leur voisine comédienne au sujet du nettoyage de la douche du palier. Flora avait essayé de temporiser : elle savait que Christine attendait le résultat d'un casting sur lequel elle fondait beaucoup d'espoirs et elle avait expliqué à Irène que si l'actrice était sélectionnée pour cette publicité, elle pourrait peut-être enfin percer...

À vingt-trois heures, Najette et Flora s'engagèrent sur l'avenue Charles de Gaulle en direction de Neuilly : il faisait froid et l'air semblait geler leurs poumons. Tandis qu'elles cheminaient sur le trottoir, sa collègue lui demanda :

— Il est toujours là, le drôle de type qui habite à ton étage ?

Devant l'air interrogateur de Flora elle précisa :

— Mais si, tu sais bien, le mec blond qui a un corps d'athlète !

— Tu veux parler d'Élie ? s'esclaffa Flora.

— Il est bizarre ce type, non ? L'autre jour, il est allé au bar pour acheter un billet de PMU à ta vieille voisine, Irène... Sélim a cru qu'il se moquait de lui !

— C'est vrai qu'il est un peu étrange, Élie. Parfois, on dirait qu'il n'arrive pas à réfléchir... comme s'il avait peur.... mais il est très gentil. Il ne ferait pas de mal à une mouche !

— Qu'est-ce qu'il fait, comme travail, ce type-là ? Il a l'air fou...

— En fait, il travaille dans un atelier spécialisé le matin et l'après-midi, il va à la salle de sport rue du Stade... Il y passe des heures. Sa passion, c'est de devenir très, très fort.

— Il est cinglé quoi ! La plupart des gens qui s'abonnent à une salle de sport n'y vont jamais et tu me dis que lui y passe tous ses après-midis ?

— C'est bien je trouve. Ca fait une moyenne non ?

— Peut-être... ricana Najette, tu as de drôles de voisins en tout cas ! La vieille Mme Ménard qui est un peu cinglée... Et cet Élie qui a l'air complètement frappé... Tu en a d'autres, des voisins ?

— Les autres sont plus normaux, répondit-elle en riant : Oliver étudie la socio, il n'aime pas le bruit mais est très sympa et Christine est une râleuse de première et elle déteste faire le ménage dans la douche et les toilettes du palier. Par chance, elle n'est presque jamais chez elle, elle veut devenir actrice mais c'est très difficile de se faire un nom ! Elle passe tout son temps à faire des castings et on ne la voit presque pas !

— Je sais pas comment tu fais pour supporter de partager ta salle de bain et tes toilettes avec des inconnus !

— Ça ne me dérange pas. Et puis, ce ne sont pas des inconnus ! Je les aime tous. Surtout Élie et Irène. Tout le monde est si gentil avec moi... Ça ne fait qu'un an que j'habite là et j'ai l'impression d'être en famille !

— En famille ? Tu exagères Flora ! fit Najette, incrédule.

Elles arrivaient devant l'immeuble de la société de traduction Eastern Trans et la conversation s'interrompit. Dans le hall, Flora, qui avait le deuxième et le troisième étage appuya sur le bouton de l'ascenseur.

À trois heures du matin, elles se dirigèrent vers l'avenue des Champs Elysées où se trouvaient les derniers locaux qu'elles devaient nettoyer et à cinq heures, elles se séparèrent, épuisées. Najette alla attendre le premier métro tandis que Flora rentrait chez elle à pied.

Quand Flora parvint enfin à la porte de sa chambre, elle fut saisie par l'impression de chaleur qui y régnait. Après le froid piquant du petit matin et les courants d'air glacés de l'escalier de service, la chambre paraissait tiède... Mais elle savait que cette impression ne durerait pas et que, dans quelques minutes, elle remettrait son manteau et son écharpe avant de s'écrouler sur son lit.

La chambre, lorsqu'elle l'avait visitée lui avait paru confortable : neuf mètres carrés, un lavabo à côté duquel un tabouret servait à poser la vaisselle, une lucarne et un lit de fer. L'unique prise de courant supportait une bouilloire. Mais rien d'autre comme l'avait compris Flora lorsque Christine lui avait prêté un vieux radiateur. Chaque fois que l'appareil se mettait en route, les plombs sautaient et tout l'étage était privé de courant jusqu'à ce que l'un des occupants ne se dévoue pour descendre tout en bas, dans le hall de l'immeuble, pour réenclencher l'électricité.

La jeune femme commença donc par dérouler l'écharpe rose et bleue et déposer sa veste sur son lit puis emplit la bouilloire au robinet pour se faire chauffer de l'eau. Quand elle rentrait du travail, elle buvait la plupart du temps une soupe déshydratée en grignotant des biscottes avant de s'allonger. Elle aurait voulu prendre une douche mais à cette heure-ci, elle allait réveiller Christine qui occupait la chambre contigüe à la salle de bain. Tous les tuyaux passaient chez elle et les coups de bélier étaient très difficiles à éviter avec une plomberie aussi vétuste. Si Flora l'éveillait, elle risquait de râler le lendemain matin, ce qui n'avait rien d'agréable !

Une fois en pull, Flora s'obligea à se déshabiller pour enfiler unpyjama. Cette fois, le froid était là, mordant sa peau nue et c'est avecsoulagement qu'elle saisit la bouilloire pour verser l'eau bouillante sur lesflocons de soupe qu'elle avait versé dans la tasse. La vapeur tiède emplissaitses narines d'une bonne odeur de légumes et cela la réconforta. Elle remit son pullet enfila une paire de chaussettes avant de se glisser sous la couette poursavourer son dîner. 

Les yeux noirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant