Ce jour-là, Léa et Albert passèrent la journée au parc des Buttes Chaumont et dans le décor austère d'un jardin au mois de février, il la prit en photo. Lorsqu'ils furent au bord de la pièce d'eau, elle se pencha pour chercher son reflet et il essaya de la photographier en lui racontant l'histoire de Narcisse. Comme le résultat était décevant, il finit par lui proposer de venir chez lui pour qu'il puisse prendre son reflet en photo, dans un miroir.
Léa hésita, craignant, si elle se rendait chez lui qu'il ne se fasse des idées : elle n'avait pas envie de coucher avec lui. Mais, à l'idée qu'elle pourrait voir dans le reflet de son regard l'éclat lumineux qui apparaissait sur ses clichés, elle fut fascinée et elle accepta.
Une fois dans l'appartement qu'il possédait près de la gare du Nord, Albert alla prendre une douche et Léa le suivit d'un œil distrait tandis qu'il se dirigeait vers la salle de bain.
Depuis qu'il était rentré de Bucarest ils s'étaient vus presque tous les jours et elle ressentait pour lui un sentiment qu'elle n'avait plus éprouvé depuis des années. Depuis Thierry l'homme d'une des familles d'accueil où elle avait été placée en fait...
Elle se souvint qu'elle se sentait bien dans cette famille en particulier grâce à lui. Il était tendre avec elle, lui disait qu'elle était belle et lui caressait la joue en souriant. Le soir, c'est lui qui l'aidait à faire ses devoirs pendant que sa femme préparait le repas et il lui expliquait les leçons sans s'agacer. Étrangement, ses pensées s'orientèrent vers Etienne : il s'était comporté comme Thierry avec Flora et elle se souvint qu'elle avait été jalouse de sa fille : Flora avait un père alors qu'elle-même n'en avait pas eu. Ou si peu de temps ! Parce que ce n'étaient pas les amis de sa mère qui se seraient occupés d'elle !
Flora... Sa fille était toujours avec Marcus Chevalier et ils passaient le week-end en Normandie... Léa s'avoua qu'elle était jalouse d'elle, jalouse parce qu'elle avait eu un père, jalouse parce qu'elle avait séduit un homme aussi intéressant que Marcus...
Elle n'aimait pas être jalouse, mais la nostalgie qui l'envahissait quand elle pensait à Thierry était un sentiment plus douloureux encore que l'envie... Lorsqu'elle était retournée chez sa mère après avoir quitté Thierry et Isabelle, l'épouse de ce dernier, elle avait longtemps pensé à lui. Plusieurs fois, elle avait rêvé qu'il viendrait la voir à la sortie de l'école et qu'il lui dirait encore qu'elle était belle en lui caressant la joue. Mais bien sûr, ça n'était jamais arrivé.
Elle fit de son mieux pour chasser ces pensées : il n'était pas question de se laisser aller à de tristes idées : il n'y avait pas de meilleur moyen de s'enlaidir ! Mieux valait penser à des choses agréable, comme cette sortie dans Paris avec Albert et sa première visite dans cet appartement. Il s'agissait d'un petit deux pièces, plus confortable que le sien, avec des hauts plafonds et des moulures... Albert aussi aimait les miroirs et Léa, désertant le petit salon où elle s'était installée en l'attendant, retourna dans le vestibule et dans le couloir pour se contempler en train de marcher à l'infini.
Lorsqu'il sortit de la salle de bain, elle vit avec satisfaction qu'il était habillé de pied en cap. Léa n'avait pas envie de faire l'amour avec Albert : elle n'avait jamais aimé ça mais avec lui, elle n'était pas sûre d'arriver à se forcer. Fronçant les sourcils, elle comprit, en apercevant le reflet de son visage troublé qu'elle était inquiète : que se passerait-il s'il lui faisait des avances ? Et comment réagirait-il si elle refusait ? Léa n'avait pas envie de perdre Albert mais ce qu'elle ressentait pour lui était très loin du sexe.
Qu'est-ce qu'Albert attendait d'elle exactement ? Et comment réagirait-elle s'il voulait... La voix masculine interrompit le cours de ses pensées :
— Tu veux te rafraichir aussi, Léa ?
Elle secoua la tête. Elle n'aimait pas se laver dans une autre salle de bain que la sienne car elle avait besoin de s'enduire de crème, de sa crème après la douche.
— Non... répondit-elle en secouant la tête. Je voudrais qu'on commence les photos.
Albert sourit et, du geste, l'invita à retourner au salon.
Comme elle le faisait quand ils étaient à l'extérieur, Léa obéit à ses injonctions : il lui demanda de s'asseoir sur le canapé et, comme chez elle, elle rencontra son regard dans le miroir disposé en face.
— Non ! Pense à quelque chose d'agréable mais ne sourit pas ! ordonna-t-il, comme elle commençait à sourire.
Léa ferma les yeux et pensa à Thierry. Depuis qu'elle connaissait Albert, elle pensait souvent à lui et ce souvenir lui faisait du bien. Elle se sentait plus forte après...
— Ouvre les yeux, Léa.
Elle obtempéra et entendit le déclencheur de l'appareil mais, comme elles'y attendait, Albert n'était pas en face d'elle : il était à côté d'elleet prenait son reflet en photo. Elle s'observa tandis qu'il capturait son imageet lut dans ses propres yeux qu'elle existait.

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Les yeux noirs
RomanceFlora, une ouvrière au grand coeur, habite une chambre de bonne dans le seizième arrondissement. Au septième étage sans ascenseur, la jeune femme s'épanouit au milieu de ses voisins parmi lesquels se trouve Irène, une vieille dame obèse et Elie, un...