Chapitre 9

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Léa observa un instant sa fille et se demanda comment elle, si belle et si intelligente, avait pu mettre au monde une enfant aussi sotte et disgracieuse.

— Il faut que tu récupère son numéro de téléphone... lui intima-t-elle, espérant la convaincre. Essaye d'appeler son ami... Tu m'as dit qu'il l'avait appelé avec ton portable, tu dois avoir son numéro d'enregistré... D'ailleurs, tu pourrais te faire inviter par son ami tu ne crois pas ?

Léa aurait aimé que sa fille écoute ses conseils mais elle voyait bien qu'elle n'avait pas beaucoup d'influence sur elle... Flora avait toujours obéi à son père, ces deux-là s'adoraient... Léa s'interrompit alors : pourquoi gaspillait-elle sa salive ? Personne n'inviterait Flora où que ce soit : elle était trop maigre, trop grande, ses cheveux étaient trop foncés et ses yeux étaient trop noirs pour être beaux. Les siens étaient sombres, aussi, mais ils étaient doux alors que ceux de Flora faisaient presque peurs tant ils étaient profonds... insondables... Son seul atout était peut-être son teint : sa fille avait une carnation rosée et une peau sans défaut. De qui avait-elle hérité cet atout ? Pas d'elle en tout cas. Sa peau à elle était bien plus mate...

— Pourquoi refuses-tu de te teindre les cheveux, Flora, reprit-elle. Si tu suivais mes conseils...

Léa Boisdeaufray s'interrompit, se contemplant avec satisfaction dans le miroir suspendu en face de son fauteuil préféré. Elle aussi avait le teint très frais et très peu de rides. Ses amis lui disaient qu'on avait du mal à croire qu'elle avait plus de trente ans et elle songea avec satisfaction que, contrairement à sa fille, elle était experte dans l'art de séduire les hommes et de les rendre fous d'elle. Ce qu'elle avait du mal à comprendre, c'était pourquoi ils ne restaient pas avec elle, pourquoi depuis Etienne Boisdeaufray, elle n'avait jamais pu garder un seul compagnon au-delà de quelques semaines. Écartant, ces pensées déplaisantes, Léa jeta sur sa fille un regard inquisiteur : Flora avait fermé les yeux et buvait son thé à petites gorgées. Léa nota qu'elle avait de larges cernes bleus sous les yeux, que son menton était pointu et elle se demanda si elle ne pouvait la laisser rester pour le déjeuner et lui présenter Ariston... Mais elle se ravisa. Non. Une fille de vingt-deux ans, même laide... ce n'était pas possible, ça la vieillissait beaucoup trop.

Même si Ariston était sérieux et ne semblait pas du genre à tourner autour de Flora, il valait mieux se méfier. Les hommes étaient comme des oiseaux : un simple geste, un mot même pouvait les effaroucher et ils partaient pour toujours. Comme elle ne voulait pas s'agacer davantage en songeant à la chance inespérée de mettre la main sur un homme riche que Flora laissait passer, elle préféra changer de sujet :

— Alors ? Tu es toujours bien dans ta chambre du seizième ?

— Oui maman. C'est bien. Les voisins sont gentils.

Léa se sentit à nouveau en colère, tout à coup. Le seizième arrondissement était bien plus chic que le douzième. Pourquoi n'était-ce pas elle qui habitait là-bas ?

— Pourquoi est-ce que tu ne fais pas un effort pour t'arranger ? attaqua-t-elle parce ce que cette idée la mettait de mauvaise humeur. Tu n'as pas une robe ? Des collants ? Non. Pas des collants. Des bas. Les hommes ont horreur des collants c'est si... quelconque...

Voilà qu'elle en arrivait à conseiller sa fille. Pourquoi ? La nature avait dû se tromper en faisant de Flora une fille... Elle avait lu, chez le coiffeur, que ça arrivait parfois, que la nature se trompait de sexe... Peut-être sa fille aurait-elle dû être un garçon ?

— Non, maman. Je n'en ai pas besoin, répondit Flora, interrompant ces réflexions. Et puis, il fait trop froid pour se mettre en robe...

— Si seulement tu pouvais te teindre les cheveux... reprit sa mère. Blonde, je suis sûre que tu pourrais trouver un homme... Je ne sais pas ce que tu pourrais faire d'autre pour te mettre un peu en valeur... Les hommes n'aiment pas les brunes. Ce qu'ils aiment, ce sont les femmes blondes... Féminines... Tu vois ce que je veux dire ?

Pendant un moment, Léa fit de son mieux pour trouver ce qui pourrait embellir Flora mais rien ne lui vint à l'esprit. Sa fille était... irrécupérable.

— Oui maman. C'est pour cela que je vais rester célibataire. Je sais bien que je ne pourrais jamais plaire à un homme ni même le rendre heureux.

La voix de Flora n'exprimait aucune espèce de doute et Léa se réjouit de sa lucidité.

— C'est vrai, renchérit-elle. C'est parce que je suis ta mère que je te parle comme cela Flora. Je ne veux que ton bien, mais il vaut mieux que tu sois consciente de la réalité. Ça t'évitera bien des désillusions, crois moi... Et puis... Tu te souviens de ce que tu m'as dit quand tu as eu un petit ami, au lycée ?

Elle vit sa fille rougir mais continua, il fallait bien qu'elle lui dise la vérité, après tout, elle était sa mère :

— Tu sais, tu m'as raconté que tu n'aimais pas ça...

Flora hocha la tête et baissa les yeux et Léa devina qu'elle était gênée.

— Il est possible que tu ne sois pas vraiment une femme, Flora, poursuivit-elle, parce qu'elle préférait que Flora ne se fasse pas d'illusions. J'y ai pensé, l'autre jour, en voyant un article chez le coiffeur... Maintenant que je repense à tout ce que tu m'avais dit, j'en suis persuadée : une vraie femme prend toujours du plaisir, avec un homme.

— C'est vrai ?

La voix de Flora était un peu éraillée, comme si elle était prête à pleurer mais Léa savait qu'elle devait être sincère avec sa fille.

— Bien sûr, insista-t-elle. Moi, par exemple, je trouve toujours ça divin...

Elle poussa un soupir alangui pour bien faire comprendre à Flora ce qu'elle manquait. Bien sûr, elle ne pouvait pas dire la vérité à sa fille. Celle-ci avait besoin de la croire parfaite pour l'aimer.

— Mais tu sais, tu ne perds pas grand-chose, ajouta-t-elle alors, pour la consoler, la plupart des hommes ne sont pas très intéressants...

— Je le sais bien maman. C'est juste que... j'aurais aimé avoir un enfant.

Léa la regarda et fut sidérée de constater qu'elle paraissait sérieuse :

— Un enfant ! Première nouvelle ! Mais je croyais que tu n'avais pas tes règles ? De toute façon, il n'en n'est pas question Flora, je te l'interdis, tu m'entends ?

La panique la gagnait : si Flora avait un enfant, elle serait grand-mère ! Quelle horreur ! Il fallait qu'elle la dissuade à tout prix :

— La grossesse est un moment atroce : tu deviens énorme, tu es épuisée et tes seins ressemblent à des mamelles... Moi, quand je t'attendais...

Elle s'interrompit. Pas question qu'elle avoue à Flora à quel point elle était laide, repoussante quand elle était enceinte. Elle avait une certaine image à conserver... Elle jeta un coup d'œil à sa fille : Flora était livide, elle devait décidemment être très fatiguée.

— Je t'assure qu'il ne faut pas te mettre ces idées dans la tête, reprit Léa. Il ne peut rien t'arriver de pire que d'être enceinte. En plus, l'accouchement est une vraie torture. Moi, le médecin a préféré me faire une césarienne. D'après lui, c'était plus propre. Elle serra les lèvres : pas question d'avouer à sa fille que c'est elle qui avait demandé au médecin de lui épargner l'accouchement ordinaire mais l'idée qu'un enfant sorte de son corps la rendait malade, physiquement malade...

— Je n'aurais jamais d'enfant parce que je ne veux pas avoir un enfant sans père, maman, articula Flora après s'être éclairci la gorge. Papa a été si merveilleux avec moi.

— Alors tout est parfait, ma chérie, lança Léa, soulagée, avec son plus gentil sourire.

C'est vrai qu'Etienne s'était beaucoup occupé de Flora. Après leurpremière rencontre, ils s'étaient revus plusieurs fois : au foyer d'abordpuis il l'avait invitée à demeurer chez lui, avec son bébé. Il avait un studio dansune grande tour, près du centre commercial des Ulis et dès qu'elle avaitatteint ses dix-huit ans, elle avait emménagé chez lui pour de bon. À peine troismois plus tard, il l'avait demandée en mariage et elle aimait se souvenir de cejour comme le plus beau de sa vie. 

Les yeux noirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant