Marcus regardait défiler le paysage par les vitres du train et, en face de lui, Élie somnolait. Le dimanche suivant, lorsqu'il était allé le retrouver chez lui, le voisin d'Irène l'avait conduit jusqu'à la gare de l'Est et il l'avait suivi dans un train de banlieue de couleur verte, à onze heures précises. Comme il n'était pas capable d'indiquer la gare à laquelle il comptait descendre, Marcus avait pris deux tickets jusqu'au terminus c'est-à-dire jusqu'à Château-Thierry. Depuis, il observait Élie, espérant qu'il n'allait pas manquer leur destination. L'impression d'irréalité dominait dans son esprit : il se trouvait dans un train de banlieue, roulant vers une gare dont il ignorait le nom avec un guide qui n'était pas capable de lui dire où ils allaient.
Alors qu'il avait tant redouté de se soumettre à son amour pour Flora, d'accepter d'aller avec elle là où il n'était jamais allé avec aucune autre, il voyageait ce jour-là comme un aveugle. Pris dans un tourbillon, il ne maîtrisait plus rien et pourtant, pourtant l'espoir était au creux de lui, comme une boule chaude et vivante : pour la première fois depuis des mois, il avait l'impression de respirer à pleins poumons alors que l'incertitude le submergeait.
Les gares se succédaient, les unes après les autres et Élie ne réagissait toujours pas. À
intervalles réguliers, le contrôleur annonçait la prochaine gare dans le haut-parleur. Ainsi, défilèrent Chelles, Torcy, Lagny... Puis Marcus arrêta de faire attention aux annonces, concentré sur Élie qui semblait dormir.
Par la vitre, il contemplait la métropole parisienne s'éclaircir et le paysage devenir de plus en plus campagnard. À partir d'Esbly, la ville avait disparu : le train traversait quelques villages et on apercevait, au loin, des lotissements neufs qui surgissaient au milieu de nulle part. Du coin de l'œil, Marcus suivait le schéma de la ligne ferroviaire représenté sur les parois du wagon et comptait les gares restantes avant le terminus.
Lorsque contrôleur annonça Meaux, beaucoup de voyageurs se levèrent et commencèrent à rassembler leurs affaires. Enfin, le train s'arrêta le long du quai et ouvrant les yeux, Élie bondit sur ses pieds et franchit les portes du wagon sans un regard derrière lui. Il ne fallut que quelques secondes à Marcus pour le suivre sur le quai où il cligna des yeux, ébloui par le soleil de juillet qui dardait ses rayons sur le quai.
Son étrange guide s'orienta sans difficulté et Marcus le suivit dans les escaliers qui menaient au souterrain. En quelques minutes ils furent dans le hall de la gare et Marcus ne le quitta pas d'une semelle tandis qu'il se dirigeait vers la gare routière où des autocars stationnaient ici et là. Sans un mot, Élie s'assit sur le banc placé devant le quai E et attendit.
Sachant fort bien qu'il ne répondrait pas, Marcus l'interrogea tout de même, ne serait-ce que pour rompre le silence étrange qui régnait entre eux :
— Tu es sûr qu'un autocar va venir ?
Il ne put se résoudre à s'asseoir mais posa sa main sur l'épaule d'Élie pour attirer son attention.
— Nous n'avons pas de billet... poursuivit-il, je vais aller en acheter, d'accord ?
Élie opina sans un mot et continua à observer ses chaussures tandis que Marcus se rendait dans la gare routière, paniqué à l'idée que l'autocar et Élie pourraient disparaître sans lui. Il fit la queue quelques minutes au guichet et demanda à la caissière :
— Bonjour madame, je voudrais deux tickets pour l'autocar qui part du quai E je vous prie.
— Le M1 ?
— Heu... Oui.
Elle lui tendit deux tickets, sans s'enquérir de l'arrêt. Le tarif devait être forfaitaire et Marcus revint en courant vers Élie qui n'avait pas bougé.
— Élie... Tu es sûr que c'est par là ?
— On va chez Flora. C'est par là, finit-il par articuler.
Ils patientèrent environ une demi-heure puis un autobus vint se garer devant eux et ouvrit ses portes. En cinq minutes, l'autobus était plein et il démarra. Traversant le centre-ville, il roula ensuite un bon quart d'heure le long d'une avenue qui ressemblait à une autoroute tant elle était large avant de tourner presqu'à angle droit sur une voie bordées de maisons, d'entrepôts et de parkings. Plus l'autobus avançait, plus Marcus distinguait ce qui devait être leur destination : un assemblage d'immeubles roses de cinq étages et de tours grises et blanches, beaucoup plus hautes. Observant les parkings couverts de voitures poussiéreuses et les étendues de pelouses déjà jaune, Marcus lançait par moment un coup d'œil à son compagnon qui, lui, était absorbé dans la contemplation de ses chaussures.
Après environ vingt-cinq minutes de trajet Élie releva la tête et regarda par la fenêtre avant de se dresser pour appuyer comme un enfant sage sur le bouton « arrêt demandé » pourtant déjà activé. Il se rassit alors, les genoux serrés, bien droit sur son siège cette fois mais le regard toujours vague.
Marcus ne savait plus où ils étaient : depuis longtemps déjà, il avait renoncé à se repérer sur le plan affiché dans le bus. Le véhicule s'arrêta enfin près d'un abribus qui ressemblait à une immense toile d'araignée rose et noire tant les vitres morcelées avait été couvertes de bombes de peinture. Le banc était inutilisable, couvert d'une multitude de chewing-gums alignés en rangs d'oignons. Une fois à l'extérieur, Élie attendit que le bus ait redémarré pour traverser la chaussée et Marcus lui emboîta le pas au milieu des immeubles à l'alignement aléatoire.
Les numéros se succédaient sans liens logiques et Marcus, malgré la marche rapide de son guide, avait le temps de voir les enfants bruns qui jouaient sur les pelouses jaunes, les portes sales et les poubelles ouvertes sur les trottoirs. En passant au pas de course, il vit un groupe de femmes qui discutait sur des bancs et, plus loin, des enfants qui faisaient la ronde. Ils marchèrent pendant encore vingt minutes avant d'arriver devant une des tours grises qui ponctuaient le quartier.
Le numéro cent-vingt-et-un était inscrit au-dessus de la porte qu'Élie poussa sans se soucier de l'interphone puis il pénétrèrent dans un hall carrelé.
— Il est en panne, observa-t-il avec un geste vague vers l'ascenseur.
Marcus consulta sa montre, il était treize heures passées.
— On va quand même essayer, proposa-t-il. C'est quel étage ?
— Il est en panne. Il est en panne, répéta Élie comme une litanie.
Marcus actionna le bouton. Il était fatigué, affamé, assoiffé et était sur les nerfs depuis une semaine. Son périple avec un compagnon aussi étrange n'avait rien arrangé aussi, quand les portes s'ouvrirent, il s'engouffra dans la cabine en s'écriant :
— Mais non, il fonctionne. Regarde Élie... C'est quel étage ?
— Je sais pas. Je connais que les escaliers.
Élie ressentait sans doute la tension qui habitait Marcus parce qu'il se mit à danser d'un pied sur l'autre en regardant la porte palière.
— Je connais que par-là répéta-t-il en désignant du menton le lourd vantail graffité.
Résigné, Marcus sortit de l'ascenseur et suivit son guide dans la cage d'escalier. Elle devait être orientée plein sud car il y régnait une chaleur étouffante mais, surtout, une odeur d'urine le prit à la gorge.
En montant, Marcus ne put s'empêcher de remarquer les plaques brillantes, flaques d'urine desséchée responsables de la puanteur. Au début, il comptait les étages, comme il avait essayé, dans le train, de maîtriser l'arrêt où ils allaient descendre mais après le cinquième étage, il perdit le compte. Élie continuait de monter à un rythme assez soutenu, ne semblant pas incommodé par l'odeur ou la chaleur. Quand cette torture s'arrêterait-elle ? Marcus ne savait plus où ils étaient et était trop essoufflé pour réfléchir mais il suivait toujours son guide.
Enfin, son compagnon arrêta l'ascension et l'attendit quelques secondesdevant la porte sur laquelle était apposé le numéro dix. Il poussa le vantail etMarcus eut l'impression d'entrer dans une cave tant la fraicheur du palierétait délicieuse après la touffeur des escaliers. Dirigeant ses pas vers ladroite, Élie frappa à la porte et Marcus n'eut que le temps de voir inscrit F. Boisdeaufraysur la sonnette avant d'entendre des pas.

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Les yeux noirs
RomanceFlora, une ouvrière au grand coeur, habite une chambre de bonne dans le seizième arrondissement. Au septième étage sans ascenseur, la jeune femme s'épanouit au milieu de ses voisins parmi lesquels se trouve Irène, une vieille dame obèse et Elie, un...