Chapitre 53

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Jadina

  19 juin de l'an de grâce 1429, nous roulions vers Sully-sur-Seine depuis la nuit dernière. Euphoriques, nous peinions à croire que la bataille de Patay avait été gagnée grâce à un cerf. Pourtant, Razzia et Ténébris étaient catégoriques. Le passage de cet animal près des Anglais avait entraîné des hurlements de leur part et avait permis de révéler la position ennemie. 
-Je vous l'avais dit que les animaux sont nos meilleurs alliés ! s'écria fièrement Shimy. Vive le cerf Bambi !
Je me retournai vers l'archer, incrédule, avant d'exploser de rire. Avait-elle vraiment nommé cette bête ? Ridicule ! Nommer un loup recueilli passait. Mais donner un nom à un animal qu'elle n'avait jamais vu relevait de l'absurde. Alors que je me tordais de rire, je vis la concernée me fusiller du regard.
-Avoue tout de même que nommer un animal ainsi est stupide ! répondis-je à sa provocation silencieuse.
-Mais de quoi je me mêle Petite Princesse Pourrie Gâtée ??
Mon sang ne fit qu'un tour. De quel droit me traitait-elle ainsi ?? Courroucée, je répliquai froidement. S'en suivit une querelle où chacune de nous deux répondait sauvagement. Après tout, cette fileuse était si exaspérante ! Nos compagnons tentèrent vainement de nous stopper. Seule l'intervention d'Élysio nous arrêta. Il avait raison : pourquoi se battre pour un cerf qui nous avait tous sauvé d'un terrible affront ? De plus, le trajet allait durer trois jours au total. Il valait mieux éviter les ambiances tendues.
  Alors que le page était dans une autre diligence, nous en vînmes à discuter de la noblesse, plus particulièrement celle d'Orchidia. Ténébris et moi n'étions guère ravies d'en parler. Relater d'anciens souvenirs et le fonctionnement de notre seigneurie n'était guère passionnant. Pourtant, une de nos explications interloqua nos amis. Dans notre famille, la seigneurie se transmettait de mère en fille. Très surpris, ils nous demandèrent les origines de cette tradition. Toute penaud, ma demi-sœur se retourna vers moi. J'éclatai alors de rire. Avait-elle été une si piètre élève pour ne pas avoir retenu nos origines ? C'était l'histoire la plus intéressante et la plus impressionnante de notre histoire familiale ! Ironiquement, je la réprimandais pour son manque de concentration aux cours de notre oncle.
-Tu n'étais pas mieux Jadina ! se défendit-elle sèchement. Toi non plus, tu n'écoutais rien !
-Parce que c'était inintéressant ! répliquai-je. Mais cette histoire est passionnante ! Je ne comprends pas comment tu as pu passer à côté.
Alors que Téné me fusillait du regard, Gryf mit fin à notre querelle et me réclama ce récit. Tout sourire, j'obéis.

  La noblesse d'Orchidia remontait au temps de la deuxième croisade. À cette époque, la famille Orchidia vivant en Aragon. Nous ignorions tout de l'histoire familiale dans les territoires ibériques. La première ancêtre dont nous avions des traces était Jadilyna Orchidia. Avant elle, aucune archive ne nous permettait de remonter plus loin. Mais cela importait guère : c'était cette personne qui nous intéressait. Née aux alentours de 1130 à Tortosa, c'était une jeune femme très intelligente. Lors de la croisade, un siège eut lieu dans ce bourg en l'an de grâce 1148. Raimond-Bérenger IV, comte de Barcelone de cette époque, leva une garnison. Surpris, Gryf me coupa la parole. Il ne comprenait pas pourquoi ce noble n'était pas parti à Jérusalem. Danael lui expliqua que la péninsule ibérique était encore en partie musulmane. Il supposait que la croisade concernait également la Reconquista. Je hochai la tête en signe d'approbation. Le Pape souhaitait aussi récupérer des villes dominées par les Maures. Puis, je repris mon récit. Les affrontements débutèrent, les pertes furent très lourdes. Tant de chevaliers désertèrent les rangs qu'il ne restait plus que vingt d'autres eux ! La crise à son paroxysme, Jadilyna n'accepta pas la situation. Sans hésiter, elle créa une petite garnison avec des femmes de Tortosa. Il s'agissait d'une centaine de volontaires qui avaient embrassé la cause de mon ancêtre. Elles se joignirent aux vingt soldats restants et aux garnisons étrangères pour défendre le bourg. Peu à peu, mon ascendante se révéla être une très bonne stratège et une farouche guerrière. Jeanne sourit : elle trouvait que je ressemblais beaucoup à mon aïeule, autant sur mon côté guerrier que sur mon côté stratégique. Je rougis. Les Dames d'Orchidia l'admiraient beaucoup, moi tout particulièrement. J'étais honorée d'être comparée à elle. Shimy ne put s'empêcher de penser qu'il était affligeant de voir que ce côté guerrier des Dames avait disparu au profit de la gestion de la seigneurie. Je l'approuvai. Avec Ténébris, nous étions les seules combattantes de la famille. Une manière de lui rendre hommage.
  Je terminai mon récit. Grâce à leur aide, tout particulièrement celle de Jadilyna qui se découvrit des qualités de cheffe, les défenseurs repoussèrent les Maures. Ils furent forcés à lever le siège et à s'enfuir, honteux de la manière dont ils avaient été vaincus. C'était un fait inédit pour ma famille dont tout le monde était fier. Et pour cause ! Un an plus tard, en l'an de grâce 1149, Raimond-Bérenger IV fonda l'ordre des Dames de la Hache en leur honneur. Toutes les combattantes furent intégrées et adoubées chevaleresses. Durant les décennies qui avaient suivi, Jadilyna s'était illustrée sur de nombreux tournois, puis sur de nombreuses batailles. Tant et si bien que, pour honorer sa bravoure, elle fut anoblie en l'an de grâce 1170. C'était pourquoi la noblesse se transmettait de mère en fille dans notre seigneurie. Ébahi par cette histoire, Danael ne put s'empêcher de se demander la raison de notre venue dans le royaume de France. Confuse, je me retournai vers Ténébris. Je n'en avais aucune idée. Je ne savais pourquoi ma famille avait décidé de s'installer aux frontières du Saint-Empire romain germanique. Ma demi-sœur suggéra une alliance avec un suzerain qui eut offert un territoire à l'actuel emplacement d'Orchidia. Je hochai la tête. C'était l'explication la plus plausible que nous avions.
-Pardonnez ma question très indiscrète, reprit Jeanne, mais Ténébris est la demi-sœur de Jadina...
-Crime de guerre, la coupa sèchement la concernée, il n'y a rien de plus à dire dessus.

L'appel de JeanneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant