Chapitre 35

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Danael

  Midi sonnait de la cloche de l'église du petit village que nous traversions. Cela faisait déjà quatre heures que nous roulions sans arrêt. Assis en face de Jean d'Orléans, nous ne nous étions rien dit de tout le voyage. Ce silence non désiré au départ devenait de plus en plus oppressant. Je ne comprenais pas pourquoi nous n'arrivions pas à nous parler ! C'était tellement simple en conseil de guerre. Pourtant, il fallait un voyage pour me rendre compte à quel point nous étions mal à l'aise. Cela était certainement dû au fait que le bâtard était un grand stratège et moi, un compagnon de Jeanne. Tout ce que nous arrivions à faire était de nous fixer du regard et voir qui tenait le plus longtemps. Celui qui rompait le contact perdait la partie. Une bataille silencieuse. À force d'en faire, nous nous étions retrouvés au coude à coude. Notant nos victoires respectives, je pouvais voir un nombre incroyable de bâtons sur sa feuille.
-Vous n'auriez pas un autre jeu ? finis-je par demander. Il est midi et cela commence à me lasser.
Silencieusement, il baissa la tête sur son papier et se mit à compter les bâtons. Réponse positive à ma question, non ? Son comportement m'intriguait profondément. Sans parler, il répondait aux questions anodines qui n'appelaient guère à l'argumentation par les gestes. Le silence paraissait être l'endroit où il s'épanouissait le mieux.
-Vous savez lire ? me questionna-t-il en restant focalisé sur ses calculs.
Ô grand dieu ! La première phrase qu'il m'adressait depuis le début de ce voyage. Il me fallait prendre cette opportunité pour entamer une véritable conversation !
-Non, répondis-je. Mais c'est bien dommage. Quand Bertrand me raconte ses joies à toucher les dorures des livres, des pages qui portent sur des sujets si intéressants, cela me donne bien envie d'être lettré. Et vous ? Qu'en pensez-vous ?
-Ne vous égarez pas mon jeune ami. Je vous ai posé cette question pour que vous cherchiez un village pour s'y arrêter manger.
-Oh ! Peut-être pourrais-je essayer de déchiffrer les lettres de ce village ?
Relevant la tête, il secoua la tête. Il ne voulait pas d'hésitation de ma part. La seule chose qu'il me demanda fut de compter mes points pendant qu'il le chercherait.
  Récupérant le papier, je fus extrêmement surpris du nombre qu'il avait affiché à côté de son nom : 178. Alors nous avions fait tant de parties que cela ?? C'était aberrant. Encore sous le coup de la surprise, je me mis à compter mes points. Un, deux, rien que le début me dépitait. Quarante... non déjà ?? Et je n'en étais même pas à la moitié... Cent, on avance ! Cent-cinquante, je commençais à voir le bout cette lignée de bâtons.
-Vous n'avez pas répondu à ma question, soulevai-je en additionnant toujours mes points.
-Concentrez-vous sur vos bâtons jeune homme ! Et cessez de vous égarer. Je vois bien vos yeux tenter de regarder ailleurs.
Comprenant que j'aurais pas de réponse pour le moment, j'obéis silencieusement. 168, 169...
-Voilà enfin ce fameux village ! s'écria joyeusement Jean. Il est temps d'aller manger !
Déconcentré par son cri, je me perdis dans mes comptes. Juste au moment où il ne restait plus que cinq lignes ! Frustré, je lui fis la sourde oreille et repris mes calculs à zéro.

  Tout en prenant mon déjeuner avec le protecteur d'Orléans, je terminai de comptabiliser mes points. Finalement, je lui annonçai fièrement que j'avais gagné 189 à 178.
-Bien joué jeune homme. Hormis pour compter, vous possédez un certain calme lorsque vous n'êtes pas stimulé. Je suis assez curieux de voir vos capacités à manier l'épée.
-Cela viendra bien assez tôt.
  Le repas terminé, nous reprîmes la route avec les deux autres voitures. Je sortis alors notre jeu de cartes pour faire quelques parties. Cette fois-ci, ce fut le capitaine qui gagna. Cependant, il était impossible d'avoir une conversation avec lui : il m'ignorait souvent, me demandant de me concentrer sur le jeu. Pour maintenir ce silence qu'il appréciait tant, je me reposai tandis que mon compagnon de route observait le paysage.
-J'aime beaucoup lire, finit-il par dire alors que le soleil se couchait.
Je relevai la tête, surpris d'entendre sa réponse si tardivement :
-C'est un moyen de s'évader lors de ces temps si troubles. On se dit que l'on pourrait être aussi valeureux que les chevaliers de la table ronde, par exemple. Lire est vraiment précieux. Enfin, lire et écrire sont vraiment précieux. Si l'on est assez éduqué, sachez que l'on doit absolument en faire quelque chose d'intelligent.
Ce fut en ces paroles que nous aperçurent les premières lueurs lointaines de Blois, dans la pénombre du soir. Une demi-heure plus tard, nous étions arrivés dans le centre où nous prîmes une chambre chacun. Après s'être souhaité une bonne nuit et m'être installé confortablement dans ma pièce, je me glissai dans mes draps en réfléchissant aux dernières paroles de Jean d'Orléans. Pour lui, la lecture était synonyme d'évasion. Je le croyais. Et je pensais que Jadina et Jeanne seraient d'accord avec ses propos.

L'appel de JeanneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant