Chapitre 38

261 28 4
                                    

Je n'entends ni le tout puissant qui crie nos noms, ni la foule qui les scande, encore moins la longue tirade qui suit. Je ne vois pas les spectateurs qui se lèvent. La seule chose sur laquelle mon regard se pose c'est ce champ de cadavres. Mon adrénaline redescend, mes yeux me piquent. Je retiens les larmes et le ras de marée au bord du précipice. Je peine à trouver mon souffle, l'air se bloque dans ma gorge. Je vais rendre. Soudain, je me sens attrapée sous l'épaule au moment où j'allais m'effondrer.

- Tiens le coup jusqu'à ce que nous soyons hors de vue si tu ne tiens pas à ce qu'ils changent de décision, m'intime mon compagnon.

Nous quittons rapidement l'arène. Escortés nous empruntons cette fois le tunnel et sommes amenés dans une salle plus intimiste. Sorte de quartier privé, elle est décorée de voiles et d'un tapis rouge sur lequel se dressent de statues grecques ainsi qu'un bureau en marbre.

- Attendez ici, Andréas, Le Régent, va vous recevoir, annonce le législateur en tournant les talons.

Quatre gardes se postent à l'entrée de la salle, immobiles, vraies statues anglaises. Risible si nous avions voulu nous enfuir après le massacre de l'arène. Je tends mes mains couvertes de sang. Je revois ces corps mutilés, démembrés. Les yeux vides ne cilleront plus jamais. L'être humain n'a aucune valeur ici. Un haut le cœur me prend. J'ai à peine le temps d'y penser que je dégueule sur le tapis écarlate. Quel drôle d'ironie que de souiller ce tapis rouge sang et vomir au pied de cette enflure! Rassan lève un sourcil surpris mais déjà le déploiement nous cerne de toute part dans la pièce. Le laniste, car il n'est désormais plus possible de l'appeler autrement, entre escorté en grande cérémonie. Il nous tourne autour, nous analyse sous tous les angles, puis se poste devant nous, nous dépassant d'une bonne tête.

- En ces lieux il existe deux règles. La première : le respect de la loi, la seconde : ici pas de poids mort. Ce soir vous avez prouvé votre valeur et fourni un spectacle divertissant comme il n'y en a pas eu depuis plus d'un siècle. Aucun homme avisé ne saurait défier la divine autorité, souligne-t-il belliqueux en s'adressant à moi, avant de jeter un œil répugné à mon cadeau au sol.

Je serre des poings, m'efforçant de tenir ma langue et éviter des représailles. L'homme n'a-t-il qu'une valeur matérielle ici ?

- Divertissant, répètent malgré moi mes lèvres pincées.

La tête se tourne subitement dans ma direction. Le Titan s'approche tout près, se baisse à ma hauteur et me décoche sans prévenir un énorme coup de poing dans le plexus.

- Vous avez fait assez de tords à cet endroit, siffle-t-il à mon oreille, plein de rancœurs.

Le souffle coupé, je peine à trouver mon air ni la raison de cette haine à mon égard.

Il se redresse et arpente à nouveau la pièce.

- Rassan, fils de Rassould troisième du nom, je connais ton histoire. Je connais celle de chacun qui entre ici, les femmes n'ont pas leur place. Ne t'entiche pas d'une femme, encore moins de celle-ci, poursuit-il me fixant terriblement tout en contournant son bureau pour y prendre place. Néanmoins, mes mains sont liées par le serment et tous les deux vous avez prouvé votre valeur dans l'arène. Qu'on les conduise aux balaneïons qu'ils se défassent de tout ce sang, ordonne-t-il en nous balayant du revers de la main.

C'est arrivée sous la voûte d'une petite salle tamisée et entourée de colonnes que je comprends ce que signifie « balaneïons ». Dans cette pièce à la chaleur humide et aux arômes d'huiles essentielles, le remous des vagues d'un bassin central se reflète sur les parois ocres. Suspendus au fond de la pièce plusieurs fûts gorgés d'eau attendent qu'on les actionne. Des bougies déposées aux pieds des colonnes éclairent presque intimement la pièce. Figée dans cette contemplation je ne le perçois pas tout de suite jusqu'à ce qu'il s'interpose dans mon champ de vision. Le V dénudé des trapèzes dorés descendants jusqu'aux hanches aussi nues que ses fermes et rondes...Dans une tentative de paraître naturelle, je détourne vivement les yeux de cette source d'embarras et surtout d'attentat à la pudeur. La mienne bien sûr car lui n'est pas du tout embarrassé par tout cela. La chaleur soudaine de cette pièce surprend mes joues déjà en feu. Sournois, mes yeux coulent un regard furtif vers ce corps sculpté et entièrement...Ma conscience reprend vite les rennes de mon corps brûlant. Il faut que je sorte. Je me retourne et percute une cuirasse. Le visage qui se baisse vers le mien est dur. Son corps fait barrière alors que je tente de fuir.

- Abrutis, je croyais qu'on était désormais libre de circuler, je grogne tentant de franchir cet obstacle. Son regard me traverse et cherche une réponse derrière moi. Il hoche la tête puis l'abaisse à nouveau.

- Tu as du sang sur les mains, accuse-t-il.

Évidemment la métaphore l'emporte sur le sens premier. S'en est assez !

- Allez tous vous faire foutre, je balaie le garde au passage et bondit dans le couloir, hors de moi.

- T'en fais pas je vais le laver ce sang ! J'en ai ma claque de toute cette histoire qui ne rime à rien, ces devinettes, ces mystères, ces promesses, cet enfoiré qui m'a menée par le bout du nez.

Je peste traversant cette citadelle de malheur, les têtes se lèvent interloquées sur mon passage. Je ressasse comment toute cette histoire a commencé et je ne décolère pas. J'ai la grotesque impression d'être dans le mauvais film où il n'y pas de héro charmant et où ils ne vécurent pas heureux et n'eurent pas d'enfants. Perdu dans mes pensées je file sans m'arrêter, où je ne saurai le dire mais je laisse mes pieds en décider. Dehors je longe les allées dédiées aux héros mythiques. Ils sont tous là: Ulysse, Hercule, Achille, Amphiaraos, Héraclès. Leurs statues me dévisagent, semblant approuver que je n'ai pas ma place parmi ces guerriers. Mais étais-je venue pour cela ? Non. Certes, mais alors pourquoi prendre autant à cœur ce qu'ils peuvent tous penser ? Pourquoi vouloir leur prouver qu'ils se trompent ? Car je ne peux me leurrer plus longtemps, une part obscure de moi souhaite leur démontrer qu'ils ont tort. Je parcours sans les apprécier les parterres et bosquets aux couleurs de l'arc-en-ciel. Je contourne des bassins de toutes tailles puis traverse un petit labyrinthe de jasmin avant de déboucher sur une fontaine ou trône l'imposante statue d'un héro grecque. Une impression de déjà-vu me saisit ainsi que la sensation que ma course était finie. Au centre de cette étendue d'eau le soldat brandit hardiment son glaive dans sa main droite tandis que de la gauche il soulève son bouclier. Le regard fier droit devant lui et le torse bombé, il dégage une puissance et un charisme qui taisent tout en ce lieu. Je m'assois sur le bord de la fontaine et fixe cette statue fouillant pour me rappeler où...Ce regard froid, cet air supérieur et inaccessible, ce corps taillé pour le combat. Je l'avais vu et pas seulement dans ce rêve il n'y a pas si longtemps.

Je pointe alors un doigt accusateur sur celui responsable de tous mes maux. Et je remarque ce sang. Lui seul en est responsable. C'est de sa faute si j'en suis arrivée là. Je plonge les bras dans l'eau, la souillant au passage et me frictionne jusqu'à m'en faire mal la peau. Je te déteste ! Mon cœur m'étreint comme s'il voulait sortir de sa cage, embrasser mon corps de cette haine familière à son encontre. Quelque part au fond de moi je le sens, quelque chose veut sortir. Pourquoi ai-je rêvé de ce lieu ? Pourquoi ai-je su y venir ? Suis-je déjà venue ? Comment cela serait-il possible ? Je n'ai jamais fait ce chemin semé d'embûches pour venir jusqu'ici, cela n'aurait pas pu s'effacer de ma mémoire. Je me souviendrais tout de cela. Ma tête bouillonne, je ne reconnais pas mon reflet sur l'eau. Un visage se penche au dessus de lui, des yeux que je reconnaîtrai entre mille.

ArèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant