Chapitre n°1

158 10 1
                                    


Epuisé par un long vol, le col vert se posa dans la basse-cour d'une ferme Amish en Pennsylvanie. Le canard picora quelques grains et resta à dodeliner à l'écart des autres volatiles. Il était infecté par un virus mortel.

Gidéon Wood posa son chapeau de paille sur le muret du poulailler et plongea sur le canard qu'il n'eut aucun mal à attraper.
- Toi, tu tombes à pic ! Se dit-il satisfait de sa prise.

Avec 4 autres familles, Gidéon préparait la fête du Rumspringa, une cérémonie Amish offrant la possibilité aux jeunes de la communauté de découvrir le monde en se libérant pendant quelques semaines des règles strictes de leur église. Les jeunes qui étaient sûrs d'eux pouvaient ensuite demander le baptême et être définitivement acceptés au sein de la communauté.

Léa Greenberg avait traversé tous les Etats-Unis pour retrouver une partie de sa famille et participer à cette fête. 6 ans auparavant, ses parents étaient partis s'installer dans l'état de Washington pour fonder une nouvelle communauté. Cette journée était la dernière qu'elle partageait avec tous les membres de sa famille. Demain, elle partirait pour un été à Philadelphie avec une dizaine d'autres jeunes gens de son âge. Cette idée ne la réjouissait pas. Léa avait été élevée dans la foi de Dieu et n'avait aucun doute sur ses convictions. Mais sa mère doutait d'elle. Elle lui rappelait sans cesse l'épisode de la tentation du Christ et pensait que Léa devait confronter sa foi à la réalité du monde avant de s'engager définitivement. Léa avait voulu en discuter mais on ne discutait pas avec Sarah Greenberg. On lui obéissait.
Gidéon trancha la tête du canard. Le sang gicla. Une goutte glissa dans une petite écorchure de sa main. Le virus se rependit en lui et commença son inexorable travail de destruction.

En cuisine, on s'affairait pour préparer les « Boova Shenkel» et les « Shoo fly pies ». Léa s'était levée très tôt pour préparer les festivités. Elle était sur tous les fronts : elle cuisinait, dressait les tables, s'occupait des enfants turbulents. A Lime Valley où elle avait passé 10 ans, elle était très appréciée. C'était un modèle pour tous. On louait sa serviabilité, sa piété et sa bienveillance. Tout en épluchant des pommes de terre, Léa regardait avec affection l'agitation qui régnait à la ferme où rien n'avait changé. Rien ou presque. Seuls ses cousins et ses cousines avaient grandi. Ils étaient devenus de jeunes adolescents comme elle. Elle avait parfois la sensation d'avoir grandi très vite, peut-être trop vite. Elle n'était pas à l'aise avec son corps. Elle se trouvait trop grande, avec des hanches trop larges et une poitrine trop saillante. La discrétion était une qualité chez les Amish. Ce corps d'adulte l'encombrait. Elle cherchait à se rendre invisible aux yeux des autres en portant des robes longues et amples. Une large coiffe à rabat masquait son visage. Elle avait le sentiment d'être la cible de tous les regards et surtout ceux des hommes.

Assis sur un ballot de paille, Gidéon plumait des poulets. Il déposa le dernier dans son panier et se releva. Un étourdissement l'obligea à se rassoir. Un frisson lui traversa le corps. Il sortit de sa poche un grand mouchoir blanc et essuya son front moite.
- La chaleur. Pensa-t-il.
Il se dirigea vers la cuisine.
- Tout va bien ? Demanda sa femme Rebecca soucieuse. Tu es pâle comme un linge !
Gidéon était un homme bourru qui ne parlait pas beaucoup. Il se contenta d'un signe de tête en guise de réponse. Il eut une soudaine quinte de toux qu'il ne put réprimer. Le virus fut violemment expulsé de ses bronches. Rebecca l'aspira et fut à son tour contaminée.
- T'es sûr que ça va ? Insista sa femme.
- Oui, oui, je vais aider Jacob à dresser les tables.
Comme tous les Amish, Gidéon parlait une sorte de dialecte allemand. Léa n'avait jamais entendu son oncle parler anglais.
Rebecca finissait de préparer les poulets et les mettait au four. Dans la cuisine, les conversations allaient bon train. Rachel, la cousine de Léa, l'interrogeait sur sa vie d'Eatonville à l'autre bout du pays. Elles avaient toujours été très liées. Pourtant, tous les opposaient. Rachel avait une personnalité extravertie alors que Léa était d'une nature réservée. Le départ de Léa pour Eatonville avait été une vraie déchirure pour les 2 cousines. Depuis le retour de Léa, elles ne se quittaient plus. Rachel était curieuse d'aller voir ailleurs et cherchait à motiver Léa. De son côté, Léa était anxieuse à l'idée de partir. Sa conception simple de la vie tenait en 3 mots : Dieu, la famille et le travail à la ferme. Elle s'était forgée une conviction. Si elle suivait à la lettre les enseignements de Dieu, alors elle aurait une vie heureuse et jusqu'à ce jour elle n'avait jamais été déçue. Sa vie simple et réglée lui convenait parfaitement. Elle n'avait pas envie de se confronter au monde extérieur. C'était pour elle une pure perte de temps.

On allait et venait de la cuisine à la grange où les tables avaient été installées. Les nombreux enfants couraient dans la maison en chahutant. La chaleur orageuse de cette fin d'après-midi les énervait. Après les traditionnelles prières, on servit le repas. Les femmes étaient séparées des hommes. La communauté était au grand complet, 38 personnes, dont la moitié était déjà contaminée. A la fin du repas, ils l'étaient tous. Gidéon était fiévreux et ne se sentait pas bien. Il s'éclipsa dès la fin du repas, monta dans sa chambre, commença à se déshabiller, se mit à tousser et à cracher du sang. Il tituba jusqu'à la salle de bain. Pour la première fois de sa vie, une angoisse profonde le saisit. Il voulut appeler à l'aide. Mais rien ne sortit de sa bouche. Dans le miroir, il découvrit son visage boursouflé et violacé. Hébété, il s'accrocha au lavabo. Du sang perlait de ses yeux puis se mit à couler de son nez. Il n'arrivait pas à détacher son regard du miroir. Ce qu'il voyait le remplit d'effroi. Il attrapa une serviette pour s'essuyer le visage et effacer cette vision cauchemardesque. Une toux brutale le secoua de nouveau. Ces jambes se dérobèrent sous lui et Gidéon tomba lourdement sur le sol. Le virus venait de faire sa première victime.

Le repas se prolongea tardivement dans la nuit. Les convives semblaient fatigués et fébriles. Plusieurs d'entre eux toussaient beaucoup. On attribuait cette toux aux pesticides des fermes anglaises qui provoquaient des allergies. Jacob, un fermier enjoué, racontait sa propre expérience de Rumspringa. Dès le premier soir, il avait voulu essayer l'alcool. Il avait tellement bu qu'il en avait perdu la tête. Il hurlait à qui voulait bien l'entendre que jamais il ne se conformerait à ce monde dépravé et perverti. Il finit par s'en prendre physiquement à des passants les traitants de suppôts du Satan. Arrêté par la police, il s'était retrouvé dans une cellule de dégrisement. Pour sortir, une caution était nécessaire mais Jacob n'avait ni argent, ni téléphone pour prévenir sa famille. Le lendemain, la police avait débarqué à Limme Valley. Le père de Jacob avait refusé de monter dans la voiture de police. Et c'est en carriole qu'il était allé au poste de police de Philadelphie. Le trajet avait duré 10 heures au grand désespoir des policiers qui l'avaient suivi en voiture. Cette histoire faisait toujours beaucoup rire. Vers 2h du matin, on commença à débarrasser les tables. Les lampes à kérosène éclairaient d'une lumière blafarde la cour. Au loin, le tonnerre grondait. Dans la cuisine, les femmes faisaient la vaisselle. Rebecca était fiévreuse. Elle toussait beaucoup.
- Allez-vous coucher ! Dit-elle aux autres femmes qui n'insistèrent pas pour l'aider. Les familles se dispersèrent et rentrèrent chez elles en silence. Rebecca eut une nouvelle et violente quinte de toux qui l'obligea à s'asseoir. Elle sortit un mouchoir de sa poche et le plaça devant de sa bouche. Une toux qu'elle ne put réprimer la secoua à nouveau. Une à une, des gouttes de sang tachaient son mouchoir. Elle pencha sa tête en arrière pour essayer de stopper l'hémorragie. Elle étouffait. Elle se releva pour retrouver son souffle. Le sang se mit à couler en un flot ininterrompu. La peur panique de la mort la fit réagir. Elle fit un pas en appelant à l'aide. Tout se mit à tourner autour d'elle. Elle poussa un petit cri inaudible et perdit connaissance en tombant lourdement sur sa chaise.

Rachel avait emmené Léa dans sa chambre. Elle ouvrit le tiroir de sa commande et en sortit un jean, un tee-shirt et une paire de baskets. Elle les étendit comme des trophées sur le lit.
- Alors qu'en penses-tu ? Dit-elle triomphante. Léa ne savait pas quoi dire. Elle n'avait pas pensé aux tenues qu'elle porterait une fois à l'extérieur. Rachel retira sa coiffe et dénoua ses longs cheveux blonds. Elle déboutonna sa robe qu'elle fit tomber rapidement sur ses chevilles. Elle s'en débarrassa en la faisant glisser d'un coup de pied à l'autre bout de la pièce.
- Regarde ! Dit-elle. Et elle enfila le jean et le tee-shirt. Elle paradait dans la chambre en pouffant de rire.
- Je suis une vraie Anglaise maintenant ! A ton tour ! A peine avait-elle terminé sa phrase qu'elle se précipita sur Léa pour l'aider à enlever ses vêtements. Léa était prise de cours.
- Attends ! Attends ! Léa ne savait pas comment réagir face à la détermination de Rachel. Elle n'avait jamais su lui dire non. Rachel retira son jean et l'envoya à Léa. Rachel avait une taille de plus que Léa. Elle entra facilement dans le jean dans lequel elle flottait un peu.
- Tiens, le tee-shirt ! Waouh, t'es une vraie bombe ! Dit Rachel en éclatant à nouveau de rire. Léa rougit. Elle n'était pas du tout à l'aise dans ses nouveaux vêtements. Elle avait l'impression d'être une autre. Rachel fit tourner Léa sur elle-même.
- Ils te vont super bien, garde-les pour demain. Dit Rachel en toussant violemment.
- Ça va ? Demanda Léa, inquiète
- Ça va, je suis simplement crevée. Il est super tard et nous ferions bien de nous coucher. La journée de demain sera longue. Dit-elle en rigolant. Léa acquiesça. Elle embrassa Rachel et quitta la chambre pour rejoindre la sienne. Elle se sentait fébrile, sans doute le repas qu'elle n'arrivait pas à digérer. Elle s'allongea sur son lit sans prendre la peine de se déshabiller, fit une dernière prière et s'enfonça dans un profond sommeil.

ToxiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant