Un jour sur deux, le professeur Joseph venait dans la chambre de Léa pour lui faire une prise de sang et un bilan complet. Elle l'avait observé plusieurs fois. Il enfilait sa combinaison, entrait dans le sas et se dirigeait vers le lit de Léa. Elle l'attendrait dans le cabinet de toilette qui était à l'opposé du lit juste à côté de la porte du sas. En entrant, Joseph serait de dos, elle le frapperait de toutes ses forces avec un pied de chaise qu'elle avait démontée. Elle prendrait sa carte magnétique et s'enfuirait. Une fois la porte du labo franchie, elle savait qu'elle plongerait dans l'inconnu. Elle savait aussi qu'elle ne pourrait se fier à personne et qu'elle ne pourrait compter que sur elle-même. Son idée était simple : rejoindre sa communauté coûte que coûte pour se mettre sous sa protection.
Léa s'était levée tôt. Elle avait démonté le pied de la chaise et s'était entraînée comme elle le faisait depuis plusieurs jours à taper juste et fort sur son oreiller. Elle prit sa corde à sauter et s'entraîna pendant 30 minutes pour évacuer son stress. Elle prit ensuite une douche glacée et enfila un pyjama propre. Elle était surexcitée. Elle avait glissé la chaise bancale sous le lit et tournait en rond dans la minuscule chambre en regardant la pendule du labo. Elle se demandait si elle serait capable de frapper le docteur Joseph. Plus le temps passait et plus elle faiblissait. En voyant le visage de Joseph entrer dans le labo à 7h15, tous ces doutes se dissipèrent. C'était aujourd'hui ou jamais. Joseph ouvrit le micro et la salua brièvement. Il se dirigea vers le corridor où se trouvaient les combinaisons de protection. Léa le regardait assise sur son lit. Tous ses sens étaient en éveil. Elle entendait battre son cœur dans sa poitrine. Joseph entra dans le labo et glissa sa carte magnétique dans la serrure de la première porte. Elle coulissa. Quand Joseph entra dans le sas, Léa bondit de son lit et se précipita dans le cabinet de toilette. Elle prit le pied de la chaise et le serra de toutes ses forces entre ses mains en retenant sa respiration. La deuxième porte s'ouvrit et Joseph entra dans la chambre. Il n'avait pas fait un pas qu'il reçut un coup violent sur la tête qui lui fit perdre l'équilibre. Il tomba lourdement sur le sol. Il essaya de se relever mais Léa lui écrasa plusieurs fois la barre de bois sur le crâne. La combinaison de Joseph se déchira et il perdit connaissance. Léa le retourna sur le dos et fouilla ses poches pour trouver la carte magnétique. Elle ne la trouva pas. Elle renversa le contenu de la sacoche sur le sol et fit le tri dans le matériel : seringues, pansements, comprimés. La carte n'y était pas. Elle fouilla une nouvelle fois les poches de Joseph sans succès. Léa s'énervait.
- Mais où est-elle ? Se demanda-t-elle. Elle regarda à nouveau dans la sacoche et dans les poches de Joseph. Rien, toujours rien. Elle fit le tour de la chambre et trouva la carte sous le lit. Joseph l'avait sans doute dans la main quand il était entré et elle lui avait échappé quand il était tombé. Elle courut pour la ramasser et se précipita vers la porte. Elle glissa la carte dans la serrure magnétique. La porte coulissa. Son plan avait réussi, elle se sentait libérée d'un poids. A peine était-elle entrée à l'intérieur du sas qu'elle en fut tirée dehors violemment. Joseph s'était relevé. Encore groggy par les coups, il trouva la force de lui asséner une gifle qui la fit rouler à l'autre bout de la chambre. Léa se releva et courut vers le sas qui se refermait. Joseph l'attrapa par le bras et la frappa au plexus solaire. Elle en eut le souffle coupé. Elle se plia en 2 et reçut un coup terrible sur la nuque qui lui fit perdre connaissance. Quand elle retrouva ses esprits, elle était attachée à son lit. Le docteur Joseph lui enserra la mâchoire et l'obligea à le regarder.
- Ecoutez-moi bien, Léa. Vous avez fait une grave erreur. Vous pensiez vous échapper. Mais pour quoi faire ? Pour prévenir qui ? La police ? Elle vous aurait immédiatement livrée aux autorités. Dites-vous, une bonne fois pour toutes, que vous êtes un danger mortel pour la société, Léa Greenberg. S'ils vous attrapent, soit ils vous enfermeront, soit ils vous élimineront. La seule chose dont je sois sûr, c'est qu'ils ne prendront aucun risque. Léa entendait à peine les paroles de Joseph. Elle avait du mal à respirer et les doigts de Joseph qui lui écrasaient le visage lui faisaient mal.
- Lâchez-moi, espèce de brute !
Joseph la serra davantage pour bien lui faire comprendre qu'elle était à sa merci. Léa essaya de se défaire de son emprise en s'agitant dans tous les sens. Les liens à ses pieds et à ses mains étaient trop serrés pour qu'elle puisse se dégager. Elle hurlait dans l'espoir de se faire entendre. Elle reçut un terrible coup de poing dans l'estomac. Elle se convulsa pour cracher de la bile. Elle avait l'impression d'étouffer. La colère, la peur, la rage se bousculaient dans son esprit. La douleur vint tout chasser. Elle avait échoué et se sentait totalement démunie. Joseph lui reprit la mâchoire et l'obligea à le regarder.
- Pour la dernière fois, écoutez-moi bien, petite sotte !
Une quinte de toux l'interrompit.
- Que comptiez-vous faire ? Rejoindre votre communauté comme si de rien n'était ?
Il toussa à nouveau.
- Et vous croyez qu'on vous aurait laissée faire. « Il n'y a aucun problème, Léa Greenberg. Vous n'êtes qu'un virus mortel qui peut relancer en quelques jours une gigantesque épidémie mais rentrez chez vous. » Il éclata de rire en s'écoutant. Léa était concentrée sur sa respiration. Chaque inspiration lui demandait un effort. Elle s'accrochait au regard de Joseph. Elle vit une goutte de sang couler de son nez. Joseph continuait à parler. Léa n'entendait qu'un son vague et trouble.
- Qu'aviez-vous en tête ? Vous cacher ?
Il recula pour tousser à nouveau.
- En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, vous auriez eu toute la police à vos trousses avec une seule consigne : vous arrêter, morte ou vive.
Léa Greenberg, en dehors de ces murs, vous n'avez aucune chance de survivre.
Ces mots réveillèrent Léa : mort ou vif - danger mortel - compter sur personne - tout le monde à mes trousses - seule au monde. Léa prit une grande respiration et se répéta plusieurs fois : « Je suis seule au monde. » Elle réalisa qu'elle ne pouvait compter sur personne et qu'elle était un danger pour tous. Elle comprit aussi qu'elle ne pouvait pas rejoindre sa communauté sans les mettre en danger. Elle était vraiment seule au monde et elle n'avait plus aucune issue. Elle était perdue. Le docteur Joseph avait sans doute raison. En dehors de ces murs, elle n'avait aucune chance de survie. Tous ces espoirs, ses envies, ses croyances s'effondrèrent ne laissant qu'un immense vide. Elle ferma les yeux et écouta son cœur battre. Elle aurait voulu qu'il s'arrête pour toujours. Elle rouvrit les yeux quand elle sentit que le docteur Joseph lui prenait le bras pour lui faire un garrot. Il avait une seringue à la main et allait lui injecter un sédatif.
« Oui. Se dit-elle. Dormir et ne plus jamais se réveiller. » Cet espoir la soulagea un bref instant. La pliure de ses bras était boursouflée par des ecchymoses. Joseph avait du mal à trouver une veine. Il avait un terrible mal de tête et étouffait dans sa combinaison. « C'est sans doute le coup que j'ai reçu sur la tête. » Pensa-t-il. C'est yeux étaient embués. Au moment où il allait piquer l'aiguille dans le bras de Léa, il eut un étourdissement et une violente quinte de toux qu'il n'arriva pas à maîtriser. Il se retourna pour essayer de retrouver son souffle. Une nouvelle quinte plus violente lui fit cracher une boule de sang qui explosa sur la visière de son casque. Joseph était aveuglé. Il lui fallait de l'air. Il chercha sa carte magnétique pour sortir de la pièce. Il ne voyait plus rien et ne la trouva pas. Léa ne comprenait pas ce qui passait. Joseph semblait ivre. Il se cogna à la table, pivota, revint vers le lit, repartit vers le sas en s'accrochant aux murs. Il s'arrêta un instant et tomba lourdement sur le sol. Il essaya de se relever mais de violentes convulsions le terrassèrent définitivement. Léa était stupéfaite. Tout était allé très vite. Elle fut prise de panique en voyant le corps étendu du docteur Joseph sur le sol.
- Docteur Joseph, vous m'entendez ? Docteur Joseph ! Répondez-moi !
Le docteur Joseph ne lui répondit pas. Elle attendit. Elle l'appela encore plusieurs fois en vain. Le docteur Joseph devait être mort. Sa combinaison était déchirée et il avait été infecté par le virus. Elle s'étonna de la rapidité avec laquelle le virus avait agi. Elle regarda la pendule du labo. Elle indiquait 8h30. En moins d'une heure, le virus avait tué le docteur Joseph. Elle repensa à ses derniers mots : « Vous êtes un danger mortel - à partir de maintenant, vous êtes seule au monde. »
Pouvait-elle vivre avec ce mal en elle ou devait-elle se laisser mourir ? Vivre ou mourir. Ces deux mots raisonnèrent en elle. Une seule réponse lui vint à l'esprit : « J'ai 16 ans et je veux vivre. »
- Je dois vivre. Se dit-elle à haute voix. En prononçant ces mots, elle essaya à nouveau de se dégager et se rendit compte que Joseph avait laissé tomber la seringue sur son ventre.
- Je veux vivre ! Se dit-elle à nouveau. Elle avait besoin de cette seringue. Elle se tourna doucement sur le côté pour la faire glisser jusqu'à sa main. La seringue roula trop vite. Léa eut juste le temps de la retenir pour éviter qu'elle ne tombe sur le sol. La seringue était entre son avant-bras et ses côtes. Elle ne pouvait pas l'attraper. Elle se contorsionna pour essayer de la projeter en avant. A force de petits bonds successifs, elle arriva à la prendre dans sa main. Il était 9h30, le docteur Meade n'arriverait pas avant 13 heures. Léa ferma les yeux et pria.En voyant le docteur Joseph à terre, Meade comprit qu'il venait de se passer quelque chose de grave. Il enfila rapidement une combinaison et entra dans la chambre. Léa l'entendit entrer et garda les yeux fermés. Meade se précipita sur Joseph. Il le retourna et eut un mouvement de recul en voyant son masque ensanglanté. Il ne pouvait pas savoir s'il était mort ou vivant. Il devait le sortir de la chambre pour l'examiner. Il se releva et s'approcha de Léa.
- Léa, vous m'entendez ?
Léa ne répondit pas. Il essaya de la relever mais les liens l'en empêchaient. Il défit le nœud de son bras droit et se pencha pour atteindre son bras gauche. Léa ne lui laissa pas le temps de le faire. Elle lui enfonça avec force la seringue dans le cou en lui injectant le sédatif. Meade poussa un hurlement de douleur, recula et perdit l'équilibre en butant sur Joseph. Il se releva, retira la seringue qui était toujours plantée dans son cou, pivota sur lui-même et s'écroula par terre. Léa retira ses liens et sauta du lit. Elle prit la carte magnétique et sortit de la chambre. Elle était dans le labo et jeta un coup d'œil dans la chambre ou elle était enfermée depuis deux mois. Elle s'attarda sur les deux hommes à terre qui l'avaient séquestrée.
- Je veux vivre ! Répéta-t-elle. Elle sortit du labo et s'avança dans le couloir. Elle était pieds nus et en pyjama.
« Et maintenant ? Que faire ? Où aller ? Je ne peux compter sur personne et personne ne doit m'approcher. Une seule chose : survivre. »
Elle entendit des voix à l'autre bout du couloir. Léa fut prise de panique. Elle accéléra le pas et s'arrêta devant un ascenseur. Elle appuya plusieurs fois sur le bouton dans l'espoir de le faire venir plus vite. Les deux infirmières s'approchèrent. Les portes s'ouvrirent enfin. Léa se précipita dans la cage d'ascenseur. Une des infirmières lui demanda de bloquer la porte. Léa écrasa le bouton fermeture. Elle entendit le juron de l'infirmière qui dût retirer sa main précipitamment pour éviter de se la faire coincer. Léa décida de passer par les parkings. Au 8ème étage, l'ascenseur s'arrêta. Un homme avec un Smartphone à la main entra. Il ne fit pas attention à Léa. Léa se recula et retint sa respiration. L'ascenseur s'arrêta à nouveau au 4ème étage. Une femme enceinte et son mari entrèrent. Ils saluèrent l'homme et Léa. Léa se contenta d'un signe de tête. Elle continuait à retenir sa respiration. Elle ne voulait pas les contaminer. La descente entre le 4ème et le rez-de-chaussée lui parut durer une éternité. Ses poumons lui brûlaient la poitrine. Elle regarda le ventre de la femme pour se donner du courage. Elle ne pouvait pas encore expirer. Quand le couple et l'homme furent sortis, elle expulsa d'un coup en toussant tout l'air qu'elle avait dans les poumons.
« Mon Dieu ! Pensa-t-elle. Faites que je ne les aie pas infectés. »Arrivée dans le parking, Léa se faufila d'une voiture à une autre pour ne pas se faire voir. La sortie était surveillée par un agent de sécurité. Léa comprit qu'elle ne pourrait pas sortir aussi facilement. Elle réfléchit un instant. Se cacher à l'intérieur d'une voiture lui sembla la meilleure idée. Elle passait d'une voiture à l'autre en essayant d'ouvrir les portières. Elles étaient toutes fermées. Le sol rugueux lui blessait les pieds. Elle grimaçait à chaque pas. Elle s'approcha d'un 4/4 et tira sur la poignée. Une alarme stridente se déclencha brisant le silence du parking. Léa s'immobilisa. Elle était sûre qu'elle allait être repérée. Elle attendit, cachée derrière le véhicule. L'alarme ne semblait pas vouloir s'arrêter. Personne ne vint. Léa décampa aussi vite qu'elle le put.
Dimitri Cyr's regarda sa montre. Il était 13 heures et il avait faim. Deux ouvriers chargeaient des sacs de gravats dans la benne de son camion.
- C'est bon, les gars ? Demanda-t-il
- Ouais, c'est bon pour le moment. On va pouvoir déjeuner.
Dimitri sortit du camion et remonta le hayon de sa benne. Il s'engouffra avec les deux ouvriers dans un monte-charge. Léa, tapie derrière une voiture, les observait. Cette benne était peut-être sa chance. Elle regarda autour d'elle pour s'assurer qu'il n'y avait personne et l'escalada. Elle était remplie de gravats et de toutes sortes de déchets. Elle se glissa à l'intérieur et se cacha entre deux sacs. Sa position était inconfortable mais ce qui la gênait le plus, c'était l'odeur nauséabonde qui en émanait. Un haut le cœur lui souleva l'estomac. Elle se recroquevilla et prit son mal en patience.C'est le ventre plein que Dimitri regagna son camion. Il démarra et sortit du parking. Pour la première fois depuis plus de deux mois, Léa voyait le ciel.
