Chapitre 26

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Focalisée sur la voix sereine de H, elle obéit et avale bruyamment un grand bol d'air, tout en s'agrippant plus fort au bras qu'elle tient fermement.

« Tout va bien, Charline, prends ton temps », lui murmure la voix calme et apaisante de H. Il est un point de repère dans la confusion de son esprit, lui permettant de ne pas se briser sous le poids de son agression.

La brise froide et humide de la nuit siffle en balayant le parking et les passants.

La porte coupe-feu s'ouvre sur des groupes de personnes ivres qui sortent fumer, d'autres partent avant la fin de la soirée, d'autres encore sont là pour s'isoler du bruit et discuter, ou encore pour pisser pour certains.

Éclairés par les réverbères, H soutient Charline qui est prostrée dans ses bras, mais respire plus aisément.

— Ben alors, on dégueule, se moque un mec bourré qui s'approche d'eux en chancelant.

— Barre-toi ! répond H.

Sa voix est ferme, presque menaçante. Charline prend conscience du lieu et du moment, alors le froid et l'humidité la rattrapent.

— Tu peux me ramener chez moi ? lui demande-t-elle, gelée et embarrassée.

— Allons-y, approuve-t-il.

Une bruine se met à tomber pour apporter sa touche de morosité à la nuit. Le trajet en voiture n'est meublé que par la radio qui a remplacé la playlist du conducteur et le bruit des essuie-glaces qui chuintent sur le pare-brise.

H a roulé gentiment et se gare devant la maison de Jeanne. La lumière bleutée du tableau de bord éclaire les deux passagers silencieux.

— Désolée d'avoir gâché ta soirée, soupire-t-elle.

— Pas d'souci, répond H.

Gênée par son sourire compatissant, Charline tourne le regard vers la maison vide et éteinte.

La main prête à défaire la ceinture de sécurité, Charline n'a pas le courage d'entrer dans la masure chargée de ses souvenirs avec Rachelle : Leurs incalculables soirées pyjama ; les fêtes d'anniversaire ; les goûters après l'école ; les rires ; les discussions de filles...

Dans le jardin, Charline peut revoir chaque hiver enneigé et les tentatives ratées des deux meilleures amies de faire un igloo. Elles finissaient toujours par remplacer ces essais foireux par des familles de bonhommes de neige, année après année. Il y a aussi le souvenir des grimpettes dans le chêne, de la balançoire, des gamelles à vélo... De belles années de vies entremêlées.

— Je n'ai pas envie de rentrer, avoue-t-elle. Ça t'ennuie si on discute en peu ? ajoute-t-elle avant d'oser regarder H.

— Pas d'problème, approuve-t-il en coupant le contact.

— Tu dois me prendre pour une dingue, hein ? souffle-t-elle, en détachant la ceinture pour s'enfoncer dans son siège.

— J'crois qu'on est tous un peu dingues, sourit-il. Mais t'as parfaitement le droit d'être perturbée par ce qui t'est arrivé.

— Mouais, soupire-t-elle en se calant contre l'appui-tête. Tu me sembles plutôt normal malgré ton passage dans l'armée. À ce que tu en as dit, c'était plutôt une colonie de vacances pour mecs plus ou moins adultes.

H affiche un sourire moqueur, mais ses yeux trahissent son véritable ressenti :

— On a tous notre lot d'épreuves à porter, répond-il en tournant son regard vers la nuit.

— Yvan a évoqué le fait que tu voulais lui présenter certains de tes amis, lance-t-elle.

— Ouais, ce sont des vétérans qui ne sont pas revenus entiers, explique-t-il. J'essaie d'aller les voir deux fois par mois, avoue-t-il.

— Quand tu n'as pas le moral, tu vas les voir et tu reviens satisfait de ta propre vie ! suppose-t-elle.

— Nan, ricane-t-il. Ces mecs et ces femmes ont un courage et une volonté sans bornes, explique-t-il.

H inspire et soutient le regard de Charline :

« Le truc avec l'armée, c'est que quand t'es en formation en caserne, t'as pas conscience que tous les entrainements, les exercices et autres manœuvres, créent un esprit de corps, mais c'est le cas.

Notre première mission à l'étranger consistait à garder sécurisée une zone dite amicale. Quand on est arrivés dans notre camp de base, on savait que c'était du sérieux et notre solidarité a pris toute sa place. Ça nous a permis d'avancer et de faire notre travail.

Le plus bizarre, c'est que même si on avait conscience que nos armes étaient chargées à balles réelles, y'avait pas d'affrontement direct. C'était surtout une guerre des nerfs.

La tension était là, réelle, palpable, mais on pouvait rien faire, si ce n'est attendre et remplir nos fonctions. On pouvait sortir plusieurs jours durant sans jamais rencontrer d'hostilité, et puis un matin, le convoi devait s'arrêter parce que l'ennemi avait piégé une route principale.

Un jour n'a pas ressemblé aux autres. Jo c'était un mec en or, un meneur né ! Il conduisait le véhicule de tête de notre convoi et... son blindé a roulé sur des mines. Le temps qu'on sécurise les lieux et qu'on approche du véhicule, Jo et les autres passagers étaient morts.

Putain... On veille les uns sur les autres et on sait qu'on ne peut pas flancher, parce que bien sûr, notre défaillance peut nous coûter la vie et c'est un moindre mal. Ce qu'on veut pas, c'est faiblir et nuire aux potes... Chacun s'y refuse. Alors le décès brutal des nôtres nous a vraiment mis la haine, mais y avait personne à abattre.

Trois jours après, on a essuyé des tirs nourris dans un village qu'on croyait amical. Antonin a reçu des éclats d'obus aux jambes. On est allés le chercher pour le mettre à l'abri, mais il nous a fallu un moment pour maîtriser la situation. L'hélico qu'on avait appelé pour l'évacuer ne pouvait pas se poser tant qu'on n'avait pas le village sous contrôle.

Bref, notre toubib a fait de son mieux sur place et les Chir qui l'ont opéré plus tard, ont tout tenté pour sauver ses jambes, mais ils ont dû le réopérer à cause d'une infection et, Antonin a été amputé.

Chaque mission était différente, mais on y a quand même perdu de très bons potes et d'excellents soldats.

Le plus dingue, c'est que même si personne ne veut mourir, on s'y prépare, mais revenir mutilé par des éclats de balles ou de shrapnel, ça, on n'y pense pas et c'est le plus dur. Ne plus être entier et trouver la force de vivre, ça demande un courage et une volonté qu'on ne se croit pas capable d'avoir... »

Alors que les essuie-glaces crissent à un rythme lent et régulier, Charline écoute H qui emploie passé et présent sans s'en rendre compte, preuve qu'il n'en est pas vraiment sorti non plus.

— Donc voilà, soupire-t-il. Dès que je peux, je vais voir Antonin et les autres et je suis convaincu que ton frère aura beaucoup à gagner en les rencontrant.

Consciente qu'il ne dit pas tout, Charline ne sait pas quoi répondre pour lui témoigner sa sympathie. Alors, le silence qui s'est installé entre eux est brisé par la chanson « The One that you love » de LP.

Malgré la faible lumière du tableau de bord, elle peut voir que le regard de H s'est assombri et que ses traits se sont durcis. Elle le dévisage et réalise qu'elle a les mains moites, que sa gorge est sèche et que son ventre est noué.

Face à lui, elle a l'impression d'avoir à nouveau douze ans et se retrouve le jour où elle a éprouvé cet instant d'angoisse, en attendant que Kévin, le garçon qui lui plaisait beaucoup, se décide à lui donner son tout premier et vrai baiser.

H la dévisage parce que son expression doit trahir l'étrange sentiment qu'elle éprouve :

— Je vais y aller, Charline ! soupire-t-il avant de mettre le contact.

— Oui, bien sûr, souffle-t-elle embarrassée. Et merci pour... Enfin, la première partie de la soirée était super !

La portière claque et la voiture démarre, laissant Charline à son introspection.

Une Cage et des liens 🔞 ( terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant