20.

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Je fixe le tableau en silence, les mâchoires serrées, pas le moins du monde intéressée par le cours de ma professeure, ou plutôt, pas assez pour qu'il m'arrache à mes pensées. Je ne cesse de ressasser dans ma tête ce qu'il s'est passé cette nuit, à Alina que j'ai pratiquement insulté, à Ren que j'ai moi-même menacé, au fait qu'ils m'ont embarquée dans leur affaires de meurtres. Si je n'avais pas été droguée j'aurais été complice d'un assassinat, et même en sachant que j'ai au contraire failli les faire découvrir, je ne peux plus me regarder dans un miroir. Cette vision de moi-même m'est devenue intolérable. Je n'arrive plus à me reconnaître, penchée sur cette flaque d'eau noire et empoisonnée qu'est l'équipe d'Alina, changée à jamais par cette expérience, marquée au fer rouge comme une bête de foire. Quand la cloche sonne, ne supportant plus les bruits ambiants et les cours, je prends mes affaires et dévale les escaliers sans dire au revoir à personne. La fin de matinée brumeuse de décembre me pousse à sortir de l'établissement, et je m'enfuis à pieds dans la ville, les oreilles sifflante alors que je porte même pas mes écouteurs. La peur constante qu'ils viennent se venger est insupportable. La douleur de savoir que je les ai presque aidés est insupportable. La culpabilité par rapport à ma profession et ma vocation est insupportable. J'ai l'impression que ma peau brûle, que plus rien n'est réel parce que plus rien ne semble réel avec tout ce qui m'arrive, et je rallie à pieds le cimetière de la ville. Après une minute de marche entre les allées, je me tiens debout face à la pierre tombale blanche, pure, en marbre. La plaque dorée semble me faire un clin d'oeil en me reflétant un rayon de soleil en plein visage et je souris. 

- Salut, je dis. 

Un frisson m'envahit. Le nom de Lauren sur la surface glacée et immaculée s'imprime sur mes rétines et je sors de mon sac deux cigarettes et un briquet. Je ne suis vraiment pas une fumeuse régulière, je ne fume presque jamais, sauf que je viens la voir. J'allume la première cigarette et la glisse entre mes lèvres. 

- Ça fait longtemps. 

Une autre vague de culpabilité m'envahit mais une voix douce me rappelle que je dois passer à autre chose, que j'ai le droit d'avoir une vie, une autre vie sans elle, de ne pas venir dès que je le peux, et je ferme les yeux. 

- C'est un beau bordel, Lauren, j'aimerais que tu sois là pour foutre un grand coup de pied dans tout ça. Je ne sais pas comment je vais faire. 

J'aimerais pouvoir faire comme les autres, me raccrocher au travail pour ne pas sombrer et ne penser à rien mais la vérité c'est que je ne peux pas car j'ai l'impression de m'avoir trahie. D'avoir trahie ma profession, d'avoir trahi qui je suis, et surtout qui je voulais être. Impossible de reconnaître celle que je prétends être, c'est presque comme si j'avais disparu de ma propre personne. Si Lauren était là, elle m'aurait relevé par la peau des fesses et cette pensée me fait doucement sourire. Je rouvre les yeux. 

- Ma vie entière part en fumée. 

Je tire ironiquement sur la cigarette.

- Ça fait si longtemps que je me sens toute seule, perdue au millieu d'un océan avec pour seule vue cet horizon innateignable et l'eau qui n'en finit pas.

En riant tristement, je laisse le vent froid me gifler le visage. 

- J'arrive pas à dormir, à manger, à réviser, parce que tout ce à quoi je pense, c'est la prochaine facture, c'est la prochaine fois que quelqu'un mourra, c'est la prochaine tempête qui arrivera. 

Je tire encore une fois sur la cigarette.

- Et je suis tellement fatiguée. 

Il y a un long silence. La pluie se met à tomber et je mentirais si je disais que je ne prends pas ça pour un signe parce que c'est le cas ; c'est presque comme si elle pleurait avec moi de là-haut, comme si elle me faisait parvenir le message qu'elle m'avait entendu, comme si elle me disait qu'elle était juste là, toujours là. Au lieu de courir m'abriter sous un arbre, je reste immobile, assise dans l'herbe dégeulasse, le coude posé sur la tombe, à essayer de maintenir ma clope allumée. Je laisse l'eau s'infiltrer dans mon pull bleu clair, tremper mon pantalon gris, imprégner mes cheveux, mouiller mon visage déjà battu par le vent, savourant l'osmose entre l'au-delà et moi pour un court instant. Quand l'averse s'arrête, j'ai l'impression d'avoir pris une douche et j'allume la deuxième cigarette pour me réchauffer, je la pose sur la pierre et la laisse se consumer doucement en inspirant le parfum de la nicotine. 

LE PLOMB DANS L'ÂMEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant