48.

753 49 9
                                    

Je suis seule, sur le parvis de l'église, un peu en retrait. Il y a beaucoup de monde. Trop de monde, en fait, et puis soudain le corbillard arrive et s'arrête près de la petite foule, avant que quatre hommes en sortent. Ils ouvrent le coffre, sortent le cercueil en bois et le portent. Des gens pleurent, d'autres baissent la tête mais nous regardons tous solennellement le spectacle devant nous avant d'entrer à l'intérieur. Je m'installe au millieu de l'église, sur un banc, avec à côté de moi deux de ses connaissances du travail - de ce que je comprends - et lisse ma jupe noire en attendant que ça commence. Une fois que tout le monde est arrivé et installé, un prête commence la cérémonie il ne me faut pas dix minutes pour savoir que rien n'est à sa place ici : ni le cercueil d'Alina dans cette église, ni moi à cet enterrement, ni ces gens qui aimaient la pire personne que je n'ai jamais pu connaître. Le corps d'un diable pareil ne mérite pas d'être dans ce lieu sacré, je ne sais pas ce que je fais là et de voir que ses proches pleurent une personne aussi infâme qu'elle est une vision qui m'est réellement insupportable. Je me force à rester pour ne pas faire de vagues, par respect pour la peine des autres, mais je n'en ai aucune. 

Au moment où tout le monde récite une prière, je repense à l'instant où j'ai compris que mon monde avait basculé. Quelle ne fût pas ma surprise quand j'ai vu aux informations que le sous-sol d'un club de strip-tease avait été le théâtre d'un incendie et que trois corps avaient été retrouvés carbonisés et inidentifiables. Quelle ne fût pas ma surprise quand j'ai assemblé les pièces du puzzle et compris ce qu'il s'était passé ce jour là. Quelle ne fût pas ma surprise quand j'ai réalisé qu'une seule personne aurait pu commettre ce quadruple meurtre de sang-froid et disparaître sans jamais laisser de traces derrière lui, comme un fantôme. 

Je n'ai pas parlé à Ren, pourtant, comme ces cinq derniers mois, après ce qu'il s'est passé. Je ne l'ai pas apellé, je n'ai pas été chez lui, je ne lui ai pas envoyé de lettre, je n'ai pas cherché le voir, je n'ai rien fait et je suis restée là à essayer de recoller les morceaux de ma vie qui avait volé en éclats. Nous n'avons eu aucun contact et je me demande si il regrette ce qu'il a fait : c'était aussi ses collègues, après tout, et leur mort il y a quelques jours m'a frappée de plein fouet. Je suis rattrapée par la cérémonie alors que j'essayais de m'en échapper quand on doit se lever pour chanter tous ensemble. Je me met sur mes deux pieds mais ma bouche ne s'ouvre pas une seconde, murée dans le silence. Alina m'a dérobé chaque bien que j'avais  et chaque seconde de bohneur que j'aurais pu avoir, et même si Ren a participé à la mort de Lauren, c'est elle la principale responsable. Mais avec cette presque demi-année passée seule à ses côtés, j'ai eu le temps de continuer mon deuil de Lauren, d'aller mieux, de digérer ces informations, de réfléchir, de changer, d'avancer. Et chaque jour passé au QG était un bohneur parce que c'était un jour que lui passait en dehors de l'enfer, et ça, ça n'avait pas de prix... Heureusement maintenant, c'est terminé : plus personne pour reprendre le flambeau de la tyrannie d'Alina, plus personne pour me blesser moi ou Ren, fin du spectacle. Je me rassois. Quelques personnes viennent lire des textes ou parler devant tout le monde mais je n'écoute que d'une oreille distraite la cérémonie, perdue dans mes pensées. On nous invite, à la fin, à aller faire un dernier geste d'adieu et je me lève avec les autres. En file indienne, j'arrive devant le cercueil, pose ma main dessus et je murmure si bas que personne ne peut l'entendre : 

- Va brûler en enfer. 

Puis nous allons nous replacer dans les rangs, les porteurs mettent les fleurs sur le cercueil et le placent  sur leurs épaules avant de sortir de l'église et nous sortons à la suite. Nous marchons à pieds jusqu'au cimetière, juste à côté, et je me met un peu à l'écart pour laisser de l'espace à ses proches en larmes. Nous assistons à la mise en terre, et chacun est à nouveau invité à mettre une poignée de terre ; je savoure la mienne avec une forme de déni, comme si c'était trop beau pour être vrai. Il est difficile de croire qu'elle est dans cette boite en bois, bel et bien morte, et qu'elle ne pourra plus jamais me faire de mal ou atteindre quelqu'un d'autre - les Ievseïev, par exemple. La douleur qu'elle nous a infligé ne s'effacera jamais, mais elle ne pourra plus nuire à personne désormais, et je lâche la terre avant de reculer pour que ses amis puissent le faire à leur tour. Et quand je me retourne pour m'éloigner un peu de la foule amassée, au loin, appuyé contre un arbre, je vois une silhouette familière, en chemise noire et pantalon noir. Je déglutis et tourne la tête vers la sépulture. Plusieurs personnes quittent le cimetière, ne pouvant pas supporter la vision des pelletées de terre que jettent les fossoyeurs et trente minutes plus tard, la majorité des gens sont partis, exceptés sa famille et moi, plantée à quelques mètres d'eux. Les ouvriers plantent une croix avec une plaque à son nom au pied du petit tat de terre et la famille reste à se recueillir. Alors, me sentant vraiment peu à ma place, je décide de partir à mon tour, traverse l'allée jusqu'à l'arbre au bout de celle-ci. Ren m'attend les mains dans les poches. Calme.

LE PLOMB DANS L'ÂMEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant