LE PLOMB DANS L'ÂME

25.

Je descend de la voiture. Les quais sont vides à cette heure et si je n'avais pas rendez-vous avec Ren, je serais restée dans ma voiture ; Albuquerque n'est pas très rassurante la nuit. Encore moins l'hiver. Je resserre les pans de mon long manteau autour de ma taille et balaye des yeux la  zone devant moi : peut-être ne suis-je pas du bon côté... Une silhouette un peu plus loin sur ma gauche attire mon attention, et comme il est seul, accoudée à la barrière, ça ne peux être que Ren. Je fourre mes mains dans mes poches et je marche jusqu'au millieu des quais, le coeur battant d'anxiété. C'est bien lui. Quand j'arrive à son niveau, je m'accoude à côté de lui en silence, parce que je n'ai rien à dire ; il est habillé en noir, sa veste en cuir noire vintage sur le dos, et il fume une cigarette sans me dire un mot. Quelques minutes s'écoulent, je perds patience et m'apprête à lui demander ce qu'il veut me raconter, sauf qu'étrangement, comme si il avait senti ce que j'allais faire, il me devance. 

- Bonsoir, Silene. 

- Bonsoir. 

Ce n'était qu'un souffle, mais je sais qu'il m'a entendue. 

- Assieds-toi. 

Il désigne du menton le banc derrière nous et je m'assois alors qu'il continue de fumer, accoudé à la barrière, avant de jeter son mégot dans la rivière. Révulsée, je m'insurge :

- Ça pollue, ce que t'a fait. T'es vraiment un connard. 

- On m'a dit pire que ça, tu sais ? 

- Je m'en doute... 

Il s'assoit à côté de moi, à une distance raisonnable, sur le banc. Et il fixe l'horizon, bien droit.

- Tu m'a demandé ce qu'il y avait entre Alina et moi, alors je vais être honnête. 

Enfin. 

- Il n'y a rien de nature amoureuse ou même amicale entre elle et moi. Nous sommes par contre attachés par une personne qui n'est plus de ce monde. 

Ça fait tilt dans mon esprit. 

- Ton frère. 

- Mon frère, répète t-il en confirmant. 

Il y a un autre silence durant lequel je fixe la rivière devant nous et lui renverse la tête en arrière pour regarder le ciel dans lequel on ne voit pas trop les étoiles à cause des lumières de la ville. Qu'est-ce qui peut bien attacher Ren, son frère et Alina ? Peut-être Alina est-elle sa soeur ou quelqu'un de sa famille aussi. Mais ça serait étrange qu'elle lui fasse payer la dette de leur famille...Ou bien ça pourrait être un triangle amoureux, entre Ren, son frère et elle ? 

- L'amour est une chose extrêmement puissante, commence t-il.

L'hypothèse du triangle amoureux passe en première position sur mon podium. Je me tais, et il continue. Je ne l'interromps pas jusqu'à la fin de son récit. Je l'écoute parler durant de longues minutes, tour à tour horrifiée, scotchée, brisée, révoltée, démunie.

- Alina a rencontré mon frère Aleksandr il y a cinq ans, à l'université, et ils sont devenus amis. Quand elle a monté ce buisness, mon frère il l'a suivi ; il a été son premier employé, puis elle a trouvé d'autres gens, et ils ont formé l'équipe originelle. Elle aimait mon frère. Désespérément. Lui ne l'a jamais aimé, ils ont eu une dispute aucours de laquelle il lui a dit, et... Si Alina ne peut pas être heureuse, alors personne ne le sera. Elle marche comme ça. Alors elle a pris à mon frère tout ce qu'il avait, elle a maudit notre famille. Elle a commencé par le menacer, l'harceler, mais il a tenu bon en prenant ça pour de la douleur qu'elle avait et il s'est accroché à leur amitié parce qu'il pensait que ça lui passerait. En voyant qu'il continuait à travailler et à vivre comme si de rien n'était, elle a profité de son pouvoir et du fait qu'il était un bon soldat pour lui faire faire les pires horreurs. La culpabilité l'a envahit jusqu'au jour où il n'a plus réussi à supporter tout ça. Il s'est jeté d'un pont, sur la quatre voies.