Chapitre 47

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Je sursaute. Est-ce que je viens encore de me faire traiter d’"enfant" ? Pourquoi est-ce que personne ne veut me décerner le titre de "jeune homme" ? Je n'ai plus cinq ans ! 

Le chef des chefs se rassied sans quitter l'agent immobilière des yeux. 

— Parlez, ordonne-t-il. 

Mme Jean lui jette un regard un peu dédaigneux et rejette en arrière ses longs cheveux. 

— Il y a environ seize ans, commence-t-elle de sa voix claire, alors que j'étais une toute jeune femme, j'ai rencontré un homme plus âgé que moi. Je travaillais comme infirmière dans un hôpital parisien. C'était un homme mystérieux et très séduisant qui se rendait fréquemment à la capitale pour des voyages d'affaires. Nous avons commencé à nous fréquenter les soirs où il était là. 

Mme Jean fait à ce moment-là une petite pause dramatique, pour bien laisser le temps à tout le monde de bien s'imprégner de ses paroles, je suppose. 

Devant moi, je vois M. Raspail sursauter, plisser les yeux et devenir enfin de plus en plus rouge de seconde en seconde. Il serre et desserre ses poings comme s'il hésitait à se jeter sur Mireille Jean. 

Bizarre. 

Mme Jean reprend alors son discours, la petite pause passée. 

— Une nuit, alors que nous dormions côte à côte, j'ai senti quelque chose qui semblait être une fourrure à ma droite. Je n'avais ni chat ni chien et cette présence incongrue m'a effrayée. J'ai allumé ma lampe de chevet et ai découvert un gros loup en train de ronfler dans mon lit. 

Tous les loups de la pièce froncent les sourcils avec désapprobation. J'entends une personne non loin de moi marmonner quelque chose de très désobligeant à propos de personnes qui ne savent pas se contrôler et qui feraient mieux de s'abstenir de fricoter avec les humains (En réalité, cette personne emploie un terme bien plus vulgaire, mais je préfère la traduire pour ne choquer personne). 

— La bête s'est réveillée et a instantanément repris la forme de l'homme auprès de qui je m'étais couchée, poursuit Mireille Jean, imperturbable (mais elle n'a peut-être pas entendu la remarque sur le fricotage). Il paraissait très ennuyé. Je l'ai bien sûr bombardé de questions. Il a commencé par prétendre que j'avais rêvé. Devant mon insistance, il a fini par me révéler sa véritable nature : il était en réalité un loup-garou vivant dans une meute. Il pouvait adopter une forme animale, même s'il vivait principalement sous les traits d'un homme. Il m'a parlé de sa meute, du fait qu'il était un alpha, c'est à dire un loup puissant. C'est peu de temps après ce soir que j'ai découvert que j'étais enceinte. Lorsque, dans ma confusion, j'en ai parlé à mon amant, il s'est fâché et m'a ordonné de mettre fin à cette grossesse au plus vite. Il affirmait que les loups-garous ne pouvaient se mêler aux humains. Que le bébé serait de toute façon tué s'il était découvert. Je n'étais absolument pas d'accord, mais j'ai fait semblant d'acquiescer. Je lui ai dit que je ne voulais plus le fréquenter, à présent que je connaissais la vérité. Il était d'accord avec moi et m'a simplement fait promettre de ne jamais rien révéler à personne. Puis nous avons cessé tout contact. 

Je crois voir une expression de tristesse traverser le visage de Mme Jean. Mais elle se reprend très vite. 

— Si je voulais mettre l'enfant au monde, je ne me sentais cependant pas prête à être mère et je craignais que mon ancien amant découvre l'existence de l'enfant s'il restait à mes côtés. J'avais entendu parler à l'hôpital d'un couple qui venait de perdre leur nouveau-né. Tout l'hôpital les plaignait et on disait d'eux qu'ils étaient gentils. J'ai donc eu l'idée de leur confier le bébé en leur demandant de l'élever comme leur propre fils. Et c'est qu'ils ont fait. L'enfant a grandi paisiblement au milieu des humains. Je le surveillais discrètement de temps en temps. Il a atteint l'adolescence et j'ai alors commencé à m'inquiéter à l'idée que ses caractéristiques lupines ressortent un jour. J'avais entre temps fait de nombreuses recherches sur les loups-garous qui m'ont permis d'apprendre des petites choses. Je savais que l'enfant aurait besoin d'être guidé pour comprendre sa véritable nature. J'espérais qu'il ne risquerait rien de la part des loups à l'âge qu'il avait. J'ignorais où trouver une meute. Je ne connaissais que le lieu de résidence du père biologique de l'enfant, une petite ville au bord des bois. Je m'y suis discrètement transportée. J'ai pris un faux nom et changé mon physique autant que possible. J'ai bien sûr pris soin d'éviter mon ancien partenaire. Puis j'ai contacté la famille qui avait adopté l'enfant que j'avais mis au monde. J'avais acheté une petite maison en ville et je me suis fait passer pour un agent immobilier proposant ce bien à un prix très modique. Les parents adoptifs rêvaient justement de quitter Paris et ils ont sauté sur l'occasion. Le petit s'est donc retrouvé ici, au milieu d'autres loups qui l'ont apparemment aussitôt reconnu comme l'un des leurs. Dans mes recherches, j'avais appris l'existence du lien et de la marque qu'il peut y avoir entre deux loups. Et j'ai remarqué un jour avec satisfaction que Théo en portait une au cou. 

C'est la première fois que Mme Jean prononce mon prénom et cela me fait sursauter, même si j'avais évidemment compris qu'elle parlait de moi. Simplement… Je ne sais pas… Je crois que je n'arrive pas encore à réaliser que l'agent immobilière (qui n'est en réalité même pas une agent immobilière !) est ma… ma… 

Le vieux chef s'intéresse cependant à un autre détail et dévisage un à un tous les hommes avec colère. 

— Qui ? veut-il savoir d'une voix réfrigérante. Quel est l'imbécile lubrique qui n'a rien trouvé de mieux qu'engendrer un demi-humain ? 

Un silence de mort règne sur la pièce pendant dix bonnes secondes. Puis M. Raspail lève timidement la main avec l'air caractéristique d'un enfant pris en faute. 

Le loup et moi (bxb) [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant