67 - Voyage dans le temps

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"Votre regard lassé

Rend mes nuits insensées"


"Plus je vous regarde

Plus je vous aime"


"Loin de vos yeux pâles

Où voulez-vous que j'aille"

Depuis deux jours j'écoute en boucle une chanson de Cécile Corbel, "La lettre". Issue de l'album "La fiancée". Même pas besoin de l'acheter, elle est sur YouTube. Une femme s'y adresse à l'homme qu'elle aime en secret. En plus elle le vouvoie, comme je le faisais avec Raimondo.

J'écoutais en faisant autre chose, les premières chansons ne me faisant aucun effet. Et soudain, ces paroles m'ont bouleversée. En quelques instants, j'ai retrouvé l'état de mélancolie amoureuse qui bouleversait mon être il y a si longtemps. Les études de droit. La première fois que j'ai vu Raimondo. L'ouragan déclenché par ses mots : "Vous êtes amoureuse, Mademoiselle, on le sent !". Les papillons dans le ventre quand j'approchais de lui dans un couloir. Le désir si puissant, si aride, si terrible quand il approchait son visage du mien. Je me rends compte alors à quel point ces orages internes n'ont plus cours.

Je pense à cette formule latine, si riche, si contractée, si pleine de sens que je la répète en boucle : Amabam amare, j'aimais aimer.

Oh oui j'aimais aimer Monsieur le Professeur. Malgré les risques, malgré les montagnes. J'aimais le désirer. Fractionner ma volonté à tous les obstacles. Casser mes épaules contre les portes fermées. Hélas, quand j'ai obtenu ce que je voulais, l'histoire a bien changé. Oui, j'ai eu raisons des impossibilités, mais qu'ai-je récolté en retour ? Une situation bloquée. Et encore, sans Marlène, je ne saurais rien à l'histoire de sa famille. D'ailleurs, cet héritage explique-t-il tout ?

Et puis merde, peu importe. J'en suis là, à des milliers de kilomètres de ce que j'éprouvais il y a vingt ans. Le moteur de ce désir s'est transformé en machine à perdre. Cela n'a plus de sens. Mais les paroles de cette chanson, "La lettre", tournent et tournent dans ma tête la nuit, m'obsèdent, me torturent.

Que j'aimerais retrouver l'ivresse des débuts.

Et dire... que tout était possible...

Marlène, qui assistait jusqu'ici à mes tourments et soutenait ma peine, a trouvé un petit appartement à louer, ainsi qu'une place dans un cabinet d'avocats où elle a pu reprendre son activité. Elle avance, elle. J'ai donc retrouvé ma solitude et mes livres d'amour. Ces centaines de pages soulignées, recopiées. Ces mots qui soignaient mes maux, me faisaient du bien et du mal en même temps, comme la chanson de Cécile Corbel.

Alors je me vautre, me repais dans les paroles de la chanson, encore et encore. J'écrase le temps. Je revis le passé. Je rêve les yeux ouverts. Je relis les carnets verts, ceux où j'avais tout consigné, jour après jour. L'encre s'efface, mais tout remonte. Tout revient. Retourner là-bas. Contenir tout ce passé dans mon esprit, fermer mon être au présent, l'emmurer dans ce temps révolu où j'aimais aimer. Le pire, c'est que ça marche, par moments. Quelques secondes où je ne deviens plus que lui, Monsieur le Professeur. Mon désir, mon envie de Monsieur le Professeur. Quand il n'était pas encore Raimondo. Un inconnu qu'il me fallait avoir, posséder. Je ne voulais que ça, mais je le voulais sans cesse, me harcelant moi-même.

Je remonte les marches du temps et celles de l'amphithéâtre jaune où il donnait ses cours. Et la double porte qu'il fallait franchir pour aller dans le couloir. Il me la tenait, me faisant passer devant lui. Ce jour-là, il m'avait semblé qu'il attendait que je m'approche, qu'il essayait de gagner du temps pour que nous nous parlions.

Une idée germe : retourner sur ces lieux. Je sais que la faculté n'existe plus, elle a été désamiantée puis détruite dans les années 2000. L'idée m'insupporte, mais je n'y peux rien, c'est comme ça. J'éprouve une telle envie de revoir la fac, que je pense aux archives nationales. Il doit bien y avoir quelque part des photographies de cette époque, à la mairie de Saint Miry, ou à celles du département. Peu-à-peu, un but se fixe à ma journée. Voilà ce que je vais faire : chercher des traces. Le passé ne s'efface jamais totalement. Cette faculté a existé, il en reste donc des empreintes quelque part.

Je consulte le site des archives départementales. C'est ouvert au public de 10 à 18 heures. Je prends ma carte de presse, mon sac à dos, mon Navigo et en quelques instants je suis dehors. Dans le RER, la tension monte. Il y a forcément des photographies, le contraire est impossible. L'espoir de revoir la faculté écarte les nuages. Un soleil se fait jour en mon esprit. C'est presque comme si j'allais le revoir, lui, mais pas celui d'aujourd'hui : celui d'autrefois. Je m'offre un voyage dans le temps.

L'entrée aux archives ne pose aucun problème : les employés sont ravis que quelqu'un s'intéresse à l'ancienne faculté. Certains y ont même fait un passage en tant qu'étudiants. Ils s'en souviennent. Et c'est une jouvence de discuter avec eux. On m'apporte deux cartons qui ressemblent beaucoup à ceux de la mairie de Neuilly-sur-Seine. Magie, il y a bien des photos. Pas de tous les bâtiments, pas de mon cher amphithéâtre, pas du bureau de Monsieur le Professeur, mais de l'entrée principale, de l'ensemble des immeubles. C'est déjà ça. Je les dévore des yeux. Je les copie dans mon Iphone. Bon Dieu... Certaines sont très antérieures à l'époque où j'ai fréquenté les lieux, mais je reconnais bien la série de portes que je franchissais après le cours.

Mon cœur s'est rempli de souvenirs. C'est à la fois bon et sans issue. Une échappatoire au présent qui met du baume à mes blessures. Même si je sais que ces bienfaits ne dureront pas plus de quelques jours, quelques heures. Je remercie chaleureusement le personnel des archives, ils semblent émus de voir ma propre émotion. Une fois dans la rue, je n'ai pas envie de rentrer chez moi. J'en veux d'autres. D'autres sensations, d'autres voyages. Les photographies ont été une drogue. Il m'en faut encore. Je décide d'aller à pied dans la rue où se trouvait la faculté, l'appli CityMapper m'indique trente minutes de marche. Une promenade de santé. Qui sait, je trouverais peut-être d'autres souvenirs en chemin.

C'est le cœur battant à la limite des palpitations que je reconnais le site au bout de l'avenue. En fait, je suis un peu déçue. Je reconnais le chemin depuis la station de RER, puis tout se brouille. Le site a été rasé, on perçoit même le début des nouvelles constructions. Je compte les bateaux des trottoirs pour retrouver l'endroit où se trouvait l'entrée principale. De là, je peux remonter vers l'ancienne entrée de l'amphithéâtre où je voyais Monsieur le Professeur. Je retourne au niveau de l'entrée principale. Oui c'était là, c'était là que je l'ai croisé la première fois. Ma mère était à l'hôpital. Il l'avait compris et m'avait soufflé "courage" en passant près de moi. Je regarde mes pieds sur le bitume, bon Dieu, c'était là, juste là. Et tout au bout de la rue doit encore se trouver l'entrée de la rampe qui conduisait au parking. Je commence à me sentir mal, voyager dans le passé n'est pas sans conséquences, et je n'ai rien mangé depuis la veille. Rien bu non plus. Mais je veux revoir l'entrée du parking, parce qu'il l'utilisait. Mes jambes me portent à peine sur les cent mètres qui éloignent la rampe de l'entrée de l'amphithéâtre.

J'arrive essoufflée, la tête qui tourne. De la main je m'appuie au mur afin de reprendre mes esprits, aspirer un peu de calme.

Mais un mouvement attire mon attention.

En haut de la rampe se dessine une silhouette.

Un dos long, des épaules larges.

Un manteau noir.

Lui.

Il m'a vue.

Mais m'a-t-il reconnue ?

Idée stupide : fuir.


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⏰ Dernière mise à jour : Oct 31, 2022 ⏰

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