18 - Madame la Doyenne

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Je connais la Doyenne de loin, je la vois de temps en temps traverser un couloir ou le hall de la faculté. Amber Goodwill, une vraie dame qui inspire à la fois la crainte et la confiance. Quand je la vois traverser la dalle, elle me fait penser à la reine d'Angleterre : digne, bien que pas très grande, toujours habillée en tailleur de couleur un peu désuet, comme les ensembles de chez Chanel dans les années 50, avec un sac à mains et des chaussures à talons assorties. Son rôle est de diriger les enseignants et de coordonner les cours. Elle est responsable de tout l'établissement, tant du point de vue pédagogique, comme un directeur d'école, mais aussi vis-à-vis du ministre de l'enseignement supérieur. Elle peut se montrer sévère, mais elle a la réputation d'une personne juste et bienveillante. Les années ont passé sur son visage sans en flétrir les traits. Si quelques rides plissent les coins de ses yeux et de ses lèvres, ses cheveux gris bouclés et retenus en arrière par une barrette, ses discrètes boucles d'oreilles, ce collier à pendentif rose qu'elle porte toujours sur sa poitrine, son teint clair, son regard bleu déterminé et lucide donnent l'impression d'une femme qui sait ce qu'elle veut. En fait, elle ressemble aussi beaucoup à Elisabeth Badinter. Et je pense qu'elle est tout aussi brillante. Ne laissant jamais ses émotions se lire en elle comme dans un livre ouvert, on la respecte pour le bon sens avec lequel elle mène la faculté. On peut lui reprocher son côté un peu old-school, son style de professeur d'anglais. C'est d'ailleurs de l'autre côté de l'Atlantique qu'elle a fait ses études de droit. Il se murmure que c'est une ancienne avocate en droit pénal, qui a traité des dossiers criminels très durs en défendant des femmes battues, violées, ou réduites à l'esclavage par leurs maris ou compagnons. Et debout en face d'elle, plantée au milieu de son bureau avec la lettre de ma mère, je me sens comme une criminelle. Je réalise alors seulement la gravité de mes actes : je me suis introduite par effraction (ou presque) dans son bureau en son absence, sans y être invitée, et je tiens entre mes doigts un courrier confidentiel qui lui a été adressé.

Pour la Doyenne (et objectivement, pour toute personne sensée), je suis coupable de violation de domicile. Enfin, de violation de bureau. Malgré la sympathie qu'elle m'a toujours inspirée jusqu'à présent, je sens cette fois l'intransigeance de son regard, la sévérité envers quiconque ne respecte pas les règles, à fortiori envers des étudiants en droit qui connaissent le règlement et les bases de la politesse. Au-delà du simple périmètre de la faculté, mon comportement est tout simplement inacceptable. Je réalise qu'aucune audace ne pourrait le justifier : je vais recevoir un blâme dans mon dossier, et je vais être renvoyée.

_ Madame la Doyenne, je vais vous expliquer...

Cette simple phrase se tord dans ma gorge. J'essaie de ne pas regarder mon Professeur. Mon Dieu, faites qu'il ne se méprenne pas sur moi !

Le regard impitoyable de la Doyenne se pose sur la lettre que je tiens en main, puis remonte vers moi.

Sa voix altière résonna dans le bureau d'un accent froid et laconique :

_Laissez-nous, dit-elle en s'adressant à Marlène et à Casapolti.

Eberlués, ils tournèrent les talons. Amber Goodwill ferme immédiatement la porte derrière elle.

_Vous n'avez pas eu la politesse de répondre à mes questions, dit-elle dans un souffle glaçant. Qui êtes-vous et que faites-vous en ce lieu qui, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, est mon bureau, et dont l'accès vous est strictement interdit.

Il est inutile de noyer le poisson, de chercher des prétextes, de tenter des portes de sortie. Mieux vaut avouer clairement ce qu'il en est : la Doyenne est bien trop intelligente pour croire à mes mensonges mal ficelés.

_ Je suis venue à cause de ceci, dis-je en montrant la lettre. Je suis Elevin Simmonson, inscrite en licence. Cette lettre provient de ma mère.

La Doyenne plissa les yeux. Peut-être qu'elle commence à comprendre.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant