Quel bonheur en ce temps-là. Les années d'études. Quelle liberté. Quel espoir ! Quelle abondance d'illusions ! Il ne m'en reste plus maintenant. Je les ai dépensées dans toutes les aventures de mon âme, les perdant ainsi continuellement le long de ma vie, comme un voyageur qui laisse un peu de sa richesse à chaque auberge du chemin. Ces années passées, que sont-elles devenues ? Le temps comme un souffleur de rêves les a effacées, balayées. Toute réalité demeure intangible. La vieille faculté n'existe plus. Je ne peux même pas y retourner, ressentir son parfum d'encre et de poussière, marcher à nouveau dans ses couloirs humides, me repaître des panneaux de liège où l'on affichaient les changements d'horaires, glisser une tête dans les bureaux, m'asseoir de nouveau dans ses amphithéâtres. Le jaune, celui de la licence. Je ne peux même pas retourner là où Monsieur le Professeur m'a regardée pour la première fois. Parcourir le chemin jusqu'à son bureau. Reprendre l'escalier qui menait aux salles de travaux dirigés. Tout cela n'existe plus. Les bâtiments ont été rasés. On a reconstruit par-dessus un centre pour la jeunesse défavorisée. Il ne reste rien.
Et ce rien, c'est toute ma tristesse.
Mon impuissance.
C'est Faust que j'envie. Donner tout pour revivre ces instants. Je songe à reprendre le RER jusqu'à la station Saint Miry. Pendant qu'Angelo part faire les courses, je me jette sur google. Montre-moi Saint Miry, je t'en supplie. La sortie du RER n'a pas changé, mais le street view est flou, des camions masquent la rue et je ne me souviens plus quel temps de marche il fallait pour rejoindre les premiers préfabriqués.
Si j'avais su que 20 ans plus tard, mes sentiments pour Raimondo Casapolti seraient toujours aussi forts et douloureux, j'aurais continué ma lutte. Je serais allée lui parler. J'aurais tenté une nouvelle fois de m'expliquer avec sa fille Renata, j'aurais soudoyé Rory, j'aurais fait n'importe quoi. Il n'aurait pas été si difficile, dans son bureau, lors de cette conversation, de lui dire que c'était lui, le prototype d'homme qu'on voudrait avoir. Il aurait été si simple d'attendre que Renata se calme. Si simple de m'inscrire en master de droit du travail dans une université parisienne, afin de conserver un prétexte pour venir le voir à Saint Miry. Quelle imbécile ! Et comment expliquer cet aveuglement ?
Et dire que tout était possible...
J'enrage contre moi-même, à m'en déchirer la poitrine. Et ce temps qui a passé, irrémédiable. Mais je n'ai pas saisi le présent quand il était à moi. Je suis maudite.
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From : Elevin Simonson
To : archives@saintmiry.fr
Date : 28 décembre 2017, 15h38
Bonjour,
j'effectue des recherches sur l'ancienne faculté de droit de Saint-Miry à titre personnel.
Avant de me déplacer aux archives municipales, j'aimerais savoir si vous détenez notamment des photographies de bâtiments, intérieur et extérieur, ainsi que s'il est possible d'accéder à son dossier lorsque l'on a été étudiant dans cette faculté.
Je vous remercie et vous souhaite une bonne journée.
Cordialement,
Elevin Simonson.
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À quoi cela me servira-t-il de trouver des photos de la faculté ? À rien d'autre qu'à me faire encore plus mal. Cela ne me rendra pas mon passé. Tant pis. Je le fais quand même. L'envie d'un voyage dans le temps est trop forte. Trop dévorante. Elle m'aspire. Je ne lis plus, je ne dors plus. Je donne le change. Angelo vois bien que je suis de travers. Je reste murée dans un silence ouaté. Je ne ris plus. Je force mes sourires pour le rassurer. Mais il n'est pas dupe, et je déteste son aptitude à décrypter mon état émotionnel. Il pénètre dans mes jardins secrets sans frapper à la porte. Je dois constamment protéger mes pensées intimes contre sa perspicacité, alors que je ne demande qu'à m'abimer dans des rêves sans fin où Raimondo me prendrait dans ses bras, me donnerait le baiser absolu. Celui qui vous perd définitivement.
Afin d'expliquer à Angelo mon état second, je lui ai tout simplement dit la quasi-vérité, que j'avais revu un enseignement du temps de la faculté de droit, et que cela m'avais fait un choc, de me confronter ainsi au passé. Il ignore toujours tout de Raimondo, de ce qui me lie à lui, il croit que c'est une simple rencontre de politesse qui a eu lieu.Je n'ai pas eu le cœur de lui mentir.
Quelques jours après la rencontre, nous partons quelques jours en Bretagne pour les fêtes de fin d'année. Assise à côté de lui à la place passager, je ne supporte même plus qu'il pose sa main sur ma cuisse. Son amour m'horripile. Il ne cesse de me poser des questions, de me dire qu'il me trouve bizarre, de me demander si c'est de sa faute, de me demander ce qu'il peut faire. C'est intenable. Je prends sur moi de ne pas l'envoyer balader avec ses questions. Jamais je ne me suis sentie aussi irritable. Je voudrais juste qu'on me foute la paix. Me trouver seule dans le désert pour rêver et réfléchir.
Car je refuse d'en rester là.
Il faut que je revoie Raimondo seule à seule. Les mots gravés dans mon regard n'auront pas suffi. J'ignore s'il se souvient de notre baiser furtif, s'il se souvient comme nous étions proches en ce temps là, s'il se souvient que je lisais des thèses pour trouver des questions à lui poser à la fin des cours, s'il se souvient que c'est lui qui a mis le feu en moi le jour où il m'a regardée dans l'amphithéâtre en me disant "Vous êtes amoureuse, mademoiselle". Après cette étincelle dérisoire, les flammes ont pris, se sont gonflées jusqu'à devenir un brasier incontrôlable. J'ai tenté de lui dire avec les yeux quand nous nous sommes revus. Pourtant, il a semblé ne rien voir. Malgré mes mains qui s'agrippaient à lui, malgré mon âme qui le cherchait. Monsieur, n'avez-vous pas vu ?
Sous le porche venteux, je vous attendais. Épiant votre haute taille et vos yeux doux. N'avez vous pas vu ?
Je guettais votre voix, à chacun de vos pas mon cœur se débattait. N'avez-vous pas vu ? L'espoir dans mes mains, les larmes derrière mes joues.
Et l'envie entêtante d'être au plus près de vous.
N'avez-vous rien vu ?
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...