25 - Lumière

2.3K 171 42
                                    


Monsieur le Professeur nous a vivement recommandé de venir assister aux épreuves orales de l'école préparatoire au concours d'avocat, organisé par l'IEJ, pour Institut d'Etudes Judiciaires. La faculté de Saint Miry dispose d'un IEJ, cela tombe bien. Cheminant un matin dans le couloir aux tableaux de liège, je suis tombée sur l'affiche annonçant l'épreuve tant redoutée, dénommée « le grand oral ». D'après les rumeurs, les candidats passent un moment douloureux de grande solitude. Ils doivent soutenir leur opinion sur un sujet face à trois éminents Professeurs de la faculté, assistés d'un secrétaire, qui feront tout pour lui démontrer qu'il n'a rien compris à la question, qu'il est nul et qu'il peut retourner chez sa mère. Cela peut être humiliant, cinglant, sanglant. Le jury veut examiner la solidité juridique mais aussi psychique de celui qui se destine à la carrière d'avocat. Il n'est pas question de s'effondrer à la première contradiction. Il faut du répondant, de la répartie. C'est une épreuve très redoutée car on juge les aptitudes juridiques, l'éloquence et les réactions face au stress.

A chaque fin d'oral, entre deux candidats, le jury fait une pause. On ouvre les portes dix minutes et le public d'une cinquantaine de personnes peut ainsi aller et venir librement. Le jour dit, je me faufile dans le couloir de l'IEJ et prends place dans la petite salle où se déroule l'oral, à peu près au milieu, laissant une place vide entre moi et le mur. C'est en réalité une salle de cours dans laquelle on a rajouté une estrade, un long bureau recouvert de toile rouge pour le jury, et un petit bureau à part, à gauche de l'estrade, où siège le secrétaire. Par les quatre fenêtres latérales perce une lumière blafarde. Une candidate vient de terminer son épreuve. La jeune femme aux cheveux blond vénitien, au nez retroussé, au visage parsemé de quelques taches de rousseur, tamponne ses yeux rougis avec un kleenex. Elle est vêtue d'un tailleur jupe bleu pétrole et d'une chemise blanche. Je crois l'avoir croisée de temps en temps sur la dalle, elle est probablement chargée de travaux dirigés. Une de ses copines a passé son bras autour de ses épaules et tente de la réconforter. Il semblerait que le jury ait déjà fait une victime...

Justement, la séance reprend et les professeurs reprennent place. Du haut de leur estrade, ils déshabillent du regard le candidat suivant. Leurs visages n'expriment que mépris et condescendance. Pendant plus de dix minutes, le jeune homme tente de leur démontrer qu'il est parvenu à construire une théorie générale des nullités en droit français. En effet, un contrat mal rédigé est nul, car il déséquilibre les rapports entre ses parties. Un contrat qui n'est pas signé par exemple, ou signé par une seule partie est nul. Il est aussi nul s'il comporte une clause qui impose à une partie une obligation impossible à tenir.

_Autrement dit, un tel contrat ne vaut rien !, clame un Professeur à son acolyte.

_En effet, Monsieur le candidat semble très calé en nullité, qu'en pensez-vous ?, ricane le second professeur avec ironie.

_Monsieur le secrétaire, apportez une botte de foin : Monsieur est un âne !, s'écrie le troisième en riant.

Je vois le candidat de trois quart lorsqu'il se tourne vers le secrétaire et réplique :

_Apportez-en deux, j'invite Messieurs les Professeurs à déjeuner !

La salle éclate de rire et fait au candidat l'honneur de ses applaudissements. Le jury poursuit l'épreuve en lui posant des questions juridiques, car pour ce qui est de la répartie, il a remporté le concours haut la main.

C'est la pause. J'en profite pour jeter un œil à mes feuilles de cours de la journée. Relire ses cours, même vite fait, permet d'en accélérer la mémorisation. Même dans les toilettes, dans mon lit, dans la file d'attente de la Poste et du Monoprix, je relis mes notes. Dans un soupir, je regarde un instant par les fenêtres, vers la dalle supérieure. Il est 15h30, le ciel semble bien vouloir s'éclaircir. Finalement, il ne va peut-être pas pleuvoir, me dis-je lorsque ma rêverie est interrompue par une voix familière. Mon cœur fait un bond, mon estomac reçoit une décharge électrique. Il y a un changement de jury, et je vois entrer dans la salle Raimondo Casapolti, nouveau Président de séance, accompagné de deux professeures femmes que je ne connais pas. Prenant place au milieu du bureau sur l'estrade, les autres enseignantes s'installant chacune à sa droite et à sa gauche, son regard parcourt l'assistance et se pose un instant sur moi. Je voudrais être seule dans cette salle, ou non, je voudrais disparaître, je ne sais plus ! Me suis-je maquillée au fait ce matin ? Oui, ouf, je m'en souviens ! Mon apparence doit être à peu près correcte. Respire, Elevin, ce n'est pas le moment de tomber dans les pommes. Si seulement j'avais déjeuné ce midi au lieu de travailler à la bibliothèque !

Le grand oral du candidat suivant commence. Je peine à suivre l'épreuve, trop occupée à examiner le contour des épaules de Monsieur le Professeur. Je reconnais ce costume bleu marine à fines rayures blanches. La chemise en dessous est impeccable, d'un blanc sans pli, sans tâche. Il me semble que le candidat soutient une thèse sur le droit pénal. Il est question de la plus lourde peine que l'on pourrait appliquer en cas de crime contre l'humanité. L'une des enseignantes du jury intervient :

_Croyez-vous Monsieur que l'on pourrait organiser un référendum en France sur la peine de mort, abstraction faite de vos arguties juridiques ?

Raimondo Casapolti se tourne vers elle :

_Mais non, voyons ! Monsieur le candidat tente de vous démontrer que la question est absurde !

L'étudiant est totalement perdu dans cette joute verbale. Il s'embrouille en essayant de s'en sortir, mais Raimondo Casapolti l'achève, implacable :

_En somme, vous pourriez soutenir que l'on applique la peine de mort à quelqu'un qui aurait raté son suicide !

C'en est trop pour le candidat. De ma place, je vois ses oreilles rougir. Il est fini, carbonisé ! Le jury a réussi à le déstabiliser. Et il en sera de même pour les deux étudiants suivants. Je n'avais pas imaginé un tel pugilat. Serais-je capable de soutenir un sujet face à un tel tribunal ? J'en doute fort, puisque rien que face à ma mère, je ne parviens pas à me faire entendre.

Il y a un nouveau changement de jury. Les trois Professeurs descendent de l'estrade. Raimondo Casapolti discute quelques minutes avec les deux autres enseignantes. Un dossier dans la main, un imperméable beige sous le bras, il se dirige vers le public et me rejoint. Je me lève à son approche, il me tend la main.

_Bonjour Mademoiselle, je vois que vous avez suivi mon conseil.

Sa longue poignée me laisse le temps d'apprécier le contact et la chaleur de sa peau.

_Je dois reconnaître que c'est très instructif...

Il rit en répondant :

_Vous n'êtes pas encore habituée, ni armée pour ces épreuves, c'est normal ! Il vous reste plusieurs années avant de vous préparer si vous envisagez la profession d'avocat.

Riez, riez encore, Monsieur. Ce rire qui vient du fond de votre poitrine me réchauffe tout entière.

Nous nous asseyons côte à côte. Pour un peu, je sentirais le haut de son bras contre mon épaule. Je l'entends respirer. Je cherche l'indice d'une effluve de parfum tandis que le nouveau jury prend place. Cette fois, c'est une candidate qui explique que la loi pourrait évoluer afin de permettre des divorces par consentement mutuel devant notaire au lieu de passer devant le juge. Pendant ce temps, les ombres des arbres au dehors glissent sur les murs. La lumière qui perce les fenêtres devient plus sombre avant soudain de s'intensifier. A côté de moi, le souffle de Raimondo Casapolti se fait de plus en plus lent et profond. Peu à peu je me rends compte que la tension déserte son corps, au point que dans un relâchement imperceptible, sa jambe vient lentement s'appuyer contre la mienne. Je me fige, évitant le moindre mouvement. Immobile, je parviens juste à baisser les yeux sur nos genoux posés l'un contre l'autre. Ce n'est pas possible. Je suis dans un rêve, non, je vais défaillir ! L'assistance étant saisie par le grand oral en cours, je coule un regard discret à Monsieur le Professeur, et j'ai le souffle coupé.

Il a abandonné sa tête contre le mur.

Son visage est baigné de lumière.

Il dort.

Cet arbre impossible à abattre, ce monument d'homme. Le voilà fragile comme de la porcelaine. Il a sans doute travaillé toute la nuit. Son assoupissement ne dure finalement que quelques instants.

Au moment où il s'est réveillé, sa jambe a repris sa place à quelques centimètres de la mienne.

Pourtant mon cœur est chaud.

Chaud comme un galet sous un soleil d'été.

Si face au mystère de mon désir pour lui, ma raison ne voit qu'obscurité, ce n'est pas à cause de l'absence de lumière, mais de son excès.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant