Cette fois, l'été s'est définitivement installé. Les pollens emplissent l'air des rues de banlieue, histoire de tenir compagnie aux particules fines. J'ai lu dans le journal 20 Minutes, distribué par un pauvre migrant à l'entrée du RER, que l'air du métro est plus pollué que celui de la plus fréquentée des rues de Paris. Mais près du bois de Vincennes, les arbustes ont fleuri. Sur les bords de marne près de chez moi, les cannetons du mois de mai ont quitté leur duvet. On ne les distingue presque plus de leurs parents. On peut désormais sortir sans manteau, sans pull et surtout sans parapluie. En ce qui me concerne, je déambule en chemise. Bien que les cours soient finis, je n'adopte pas le t-shirt des étudiants, ni le débardeur des filles. Je ne suis certes pas sensée croiser Raimondo Casapolti en ce jour de conférence des Professeurs, mais je préfère garder un minimum d'élégance. Remontant la rue qui joint la sortie du RER à la faculté, je souris en pensant que c'est une des influences de Monsieur le Professeur. Il est toujours frais, toujours impeccable. Je ne parviens même pas à l'imaginer vêtu d'autre chose que ses costumes cravate parfaitement coupés. Pas de doute, il déteint sur moi, et pour le meilleur. N'est-ce pas le signe que je ne dois pas abandonner ? Je ne sors plus sans être maquillée. Je fais attention à mes chaussures. Exit les baskets. J'ai profité des soldes pour passer aux derbies vernies et autres escarpins. Bon, je ne marche pas encore en talons aussi bien que Marlène, mais je progresse ! Adieu le blouson, place à la veste de tailleur, plutôt longue, bleu marine de préférence. J'ai gardé le jean en guise de pantalon, mais ayant perdu du poids, je peux les porter slim, et taille basse. Un haut blanc et le tour est joué. Je vais plus souvent chez le coiffeur, et quand j'y parviens, une petite manucure affine mes mains. Des mains d'adulte, pas des pattes d'enfant, épaisses et sèches. Parfois, le matin, je ne me reconnais pas dans la glace. Je suis passée du style de lycéenne à celui d'étudiante : plus distingué, plus mature aussi.
La dalle de l'université est déserte. Seules les mauvaises herbes qui poussent dans les fissures de béton semblent tenir conversation. Le vent chaud les pousse les unes vers les autres, comme si elles se parlaient à l'oreille. Dans les couloirs règne un silence lunaire. Je rejoins le grand amphithéâtre, passant devant les toilettes où l'odeur pestilentielle qui m'assaille d'habitude s'est faite plus douce. Je monte les marches vers le haut de l'amphi. Les Professeurs, eux, y pénètrent par l'entrée basse, les deux portes situées à gauche et à droite du bureau. Il n'est bien sûr pas question pour moi d'entrer dans la vaste salle. Mais les portes du haut sont dotées de deux étroites fenêtres, par lesquelles je pourrai voir sans être vue. Le seul fait des les approcher avec la perspective d'apercevoir Raimondo Casapolti me titille l'estomac, une douce anxiété mêlée d'excitation.
La conférence n'est pas encore commencée. Les enseignants arrivent les uns derrière les autres, forment des petits groupes de discussion autour du bureau, de l'estrade, ou conversent depuis les sièges en bois rabattables des étudiants. C'est étrange de les voir ainsi assis à nos places, comme si aujourd'hui, tout devait être inversé. J'aperçois Raimondo Casapolti. Il porte un costume d'été, au bleu pétrole plus clair que ceux qu'il porte d'habitude. Il se tient droit, assis jambes croisées, les mains posées sur les genoux. Il faut absolument que j'essaie cette posture ! Il parle avec un collègue dont je connais vaguement le visage, qui enseigne le droit de l'immobilier il me semble. Je pourrais rester ainsi des heures à regarder mon Professeur, j'entre dans une contemplation ineffable. Tout devient miel en moi. Je ne désire plus que faire le bien. Je ne désire plus que continuer mes études à ses côtés, acquérir de nouvelles connaissances, développer mon esprit d'analyse, construire de meilleures synthèses. Embrasser de nouveau ses lèvres. Sentir son parfum, et le tissu de sa veste sous mes mains.
La Doyenne fait son entrée et tous lui accordent immédiatement leur attention. Elle s'assoit au bureau et donne à Marlène un paquet de feuilles à distribuer. Sans doute l'ordre du jour dont elle m'a parlé. Marlène, elle aussi, n'a jamais été aussi belle : une longue jupe fourreau bleu marine descend le long de ses jambes, une chemise blanche met ses épaules en valeur, et comme toujours, les talon hauts allongent encore sa taille de mannequin. Les Professeurs la connaissent. Ils lui sourient quand elle leur donne une des feuilles du paquet, leur respect pour elle est palpable. Mes entrailles se serrent alors qu'elle approche de Raimondo Casapolti. C'est le moment ! Elle va sortir discrètement la poupée japonaise d'une de ses poches et la lui donner. Nous avons convenu qu'elle lui chuchote : « De la part d'Elevin », en lui transmettant l'objet, puis qu'elle passe rapidement à l'enseignant suivant. Mon souffle se raccourcit à mesure qu'elle s'approche encore de lui. Comment va-t-il réagir ? Il ignore que je ne peux plus passer le voir, que je ne peux passer outre les menaces de sa fille qui, si elles étaient mises à exécution, ruineraient mon cursus et conduirait sans doute au renvoi de Marlène. Dès lors, ne va-t-il pas prendre la poupée pour une gaminerie ? Encore deux ordres du jour à distribuer aux autres enseignants et elle sera arrivée à sa hauteur. Mais... mais quoi ?? Elle lui donne un ordre du jour, je lis sur ses lèvres un « Bonjour Monsieur », et puis... Rien ! Elle passe au suivant !! Marlène, que fais-tu ?? Hissée sur la pointe des pieds derrière mes meurtrières, je la vois qui poursuit son chemin de secrétaire modèle, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de la pile de papier. Mes yeux exorbités cherchent une explication alors qu'elle retourne s'asseoir auprès de la Doyenne qui commence la conférence. Réfléchis, Elevin. Marlène n'a pas pu renoncer, je n'y crois pas ! Il s'est passé autre chose. De toute façon, je ne peux rien faire pour l'instant, autant aller prendre l'air au lieu de suffoquer ainsi derrière la porte comme un animal qu'on étouffe.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...